Face à l’abstentionnisme, faut-il rendre obligatoire le vote en France ? Après la faible participation aux élections départementales…
Face à face avec François de Rugy, coprésident du groupe EELV à l’Assemblée nationale et André Chassaigne, président du groupe PCF-Front de gauche à l’Assemblée nationale.
Face à l’abstention grandissante, le vote obligatoire est-il la solution ?
ANDRÉ CHASSAIGNE Le vote obligatoire est un des sujets auxquels j’ai été confronté durant cette campagne électorale. Comme j’exprimais une réticence sur cette solution miracle, expliquant qu’une telle obligation ne s’attaquait pas aux causes du refus de voter et tenait plutôt du soin palliatif, j’ai été confronté à des réactions d’autant plus vives qu’elles émanaient de citoyens engagés : la participation est un devoir civique dont l’obligation faciliterait l’intégration dans la société, conduisant à prendre connaissance de la vie de la cité, réduisant le repli sur soi pour partager une responsabilité collective. Pour les tenants du vote obligatoire, la liberté de vote inscrite dans la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 est un fondement de la démocratie républicaine qui doit devenir un devoir juridique. Pour autant, je n’ai pas été convaincu que nos bases républicaines seraient consolidées par la remise en cause de la liberté de ne pas voter. Je crois même qu’une mesure imposant le passage aux urnes au nom d’une citoyenneté obligée occulterait au final les causes de l’abstention et ce que devrait être le sens profond de la citoyenneté. Je pense vraiment que la réponse au désengagement citoyen n’est pas dans cette obligation.
FRANÇOIS DE RUGY Notre République est fondée sur le principe du suffrage universel, qui garantit à tous les citoyens une égale représentation. Or, lorsque vous avez une abstention qui avoisine les 50 % comme lors du scrutin de dimanche dernier, le suffrage n’a plus d’universel que le nom. Dans ce contexte, certaines populations se retrouvent exclues du vote, donc, de fait, plus suffisamment défendues. Il s’agit en premier lieu des jeunes, des salariés à bas revenus, des personnes issues de quartiers populaires, des chômeurs de longue durée. C’est pour rétablir l’égalité des citoyens devant le suffrage universel et assurer une représentation politique à chacun que j’ai déposé une proposition de loi visant à introduire le vote obligatoire. Elle prévoit une amende dissuasive de 35 euros pour toute personne qui refuserait de s’inscrire sur les listes électorales ou de voter. En Belgique, cette recette a fait ses preuves : près de 90 % des inscrits participent aux élections nationales. Si tout le monde votait, les femmes et les hommes politiques mèneraient davantage de politiques publiques pour les catégories de populations qui s’abstiennent, et il y a fort à parier que nos assemblées seraient plus représentatives. En outre, les candidats aux élections pourraient consacrer davantage de temps à défendre leurs propositions pour la France ou leur collectivité plutôt qu’à mobiliser les électeurs.
Une telle décision peut-elle suffire à effacer le malaise qui ronge notre démocratie ?
FRANÇOIS DE RUGY À l’évidence, non. De même que la crise civique que nous traversons est globale, notre réponse doit être globale. Le vote obligatoire peut être un levier d’endiguement de l’abstention mais ne peut suffire à revitaliser notre démocratie. D’abord, nous devons mettre en place des mesures de facilitation du vote : inscriptions automatiques sur les listes électorales, vote à distance, vote par procuration. Ensuite, nous devons mener une large réflexion sur l’engagement civique dans notre pays, qui pose les questions de l’implication de la jeunesse, de la participation des étrangers aux élections locales, ou encore des réformes institutionnelles nécessaires à la modernisation de notre République comme l’introduction de la proportionnelle. Enfin, nous devons donner envie aux électeurs de s’engager et de voter, ce qui passe par une rénovation de l’offre politique et par un renforcement de l’exemplarité des élus.
ANDRÉ CHASSAIGNE Faisons d’abord de la pédagogie en revenant sur notre histoire. Quand le peuple a pu voter, seuls les riches le pouvaient : avec le suffrage censitaire, il fallait avoir de l’argent et des biens pour se rendre aux urnes. Comment accepter aujourd’hui, quand le vote appartient à tous, que l’abstention des plus modestes, et particulièrement des jeunes, vienne rétablir d’une certaine façon le suffrage censitaire aboli en 1848 et remplacé par l’immense conquête du suffrage semi-universel, devenu universel seulement en 1945 avec le vote des femmes. Puis mettons en œuvre un levier indispensable pour conduire au vote : l’instauration du scrutin proportionnel. Il donnerait plus de sens à l’acte de voter avec une expression dégagée de critères qui corsettent le vote en masquant les différences idéologiques : personnalisation à outrance, appel au vote utile, marginalisation des propositions alternatives, exclusion des classes populaires. Supprimons aussi l’obstacle majeur : une pratique politique qui s’appuie sur la délégation des pouvoirs, devenue le fondement de la démocratie institutionnelle et accentuée par une médiatisation à outrance. Rousseau l’avait bien traduit dans le Contrat social, en 1762, quand il écrivait que le peuple anglais pensait être libre et qu’il ne l’était en fait que durant l’élection des membres du Parlement : « Sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. » L’enjeu fondamental est en fait de donner tous les moyens de réinvestir le débat et la prise de décision à ceux qui en sont privés par les logiques de domination. C’est par la vitalité démocratique que se fera le retour aux urnes, avec de nouvelles pratiques politiques. Enfin, n’oublions pas l’essentiel : l’abstention sanctionne souvent l’absence de réponse politique aux besoins sociaux, notamment en matière d’emploi, de revenu et d’accès aux services publics.
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