Quel débat politique à gauche ?
Les perroquets médiatiques n’en ont désormais plus que pour l’élection présidentielle. L’hypothétique primaire à gauche et la déchéance de nationalité pour les binationaux accaparent depuis des semaines quasiment tout l’espace politique dans les grands médias. L’histoire semble se répéter : comme chaque fois, le concert des commentaires et des commentateurs en mal de visibilité médiatique doit baliser le cadre et le contenu de l’échéance électorale. Et comme chaque fois, ce sont les préoccupations premières des Françaises et des Français, et les enjeux les plus déterminants du monde, qui disparaissent des écrans. En réalité, pour les dominants, tout doit changer…pour que rien ne change.
L’exemple le plus marquant de cette terrible dérive démocratique est sans doute celui d’une information qui aurait dû monopoliser pendant des semaines ces mêmes commentateurs, tant elle démontre à elle seule l’absurdité et l’inhumanité du système dans lequel nous vivons. Comme chaque année, l’ONG Oxfam vient de présenter les principaux enseignements de son rapport sur les inégalités. On y apprend que 62 personnes détiennent plus de richesse que 3,5 milliards d'individus ! On y rappelle que le patrimoine des 1% les plus riches du monde dépasse celui de 99% de la population mondiale.
Manifestement, le fait que ces 62 individus possèdent plus que la moitié de l’humanité ne semble pas émouvoir le champ médiatique. L’information aura tout au plus (sur)vécu quelques secondes sur nos ondes les plus écoutées. Le constat n’aura pas plus amené de réaction de la part du pouvoir. On fait donc comme si les 7600 milliards de dollars placés dans les paradis fiscaux par les plus riches, actionnaires des multinationales, n’étaient en rien dans le désordre du monde, dans la pauvreté rampante des pays du Sud, dans la pauvreté croissante des pays du Nord, dans l’explosion des inégalités à l’échelle mondiale comme dans chaque pays. Comme si le fait qu’1% de la population mondiale jouant comme bon lui semble avec 270 000 milliards de dollars n’avait aucune incidence politique, économique, sociale, environnementale.
Une question devrait pourtant sauter aux yeux de tout observateur lucide : comment construire objectivement un programme politique pour 2017, pour répondre aux besoins de la population, sans se donner les moyens de recouvrir une partie de ces sommes astronomiques volées au budget de l’Etat et aux comptes de la sécurité sociale par les stratégies d’évasion et de fraude fiscale ? Comment ne pas s’intéresser aux 80 milliards d’euros des Français et aux 1500 milliards d’euros des Européens volatilisés chaque année par ces mêmes pratiques ?
Oui, c’est bien le pouvoir exorbitant de la finance qui devrait être au centre du débat politique à un an des Présidentielles. Le pouvoir d’un « ennemi » de l’intérêt général humain qui a d’ailleurs bien des visages, mais que l’on se garde bien de vouloir dévoiler. Alors, pourquoi ne pas d’ores et déjà définir des objectifs précis de reconquête de ces richesses, produites par le travail de millions d’actifs, et volées chaque année au seul profit d’une poignée d’hyper-riches ? 10 milliards d’euros ? 20 milliards d’euros? 50 milliards d’euros ?
Face à la grande délinquance économique et financière, il faut une politique ferme, précise et ambitieuse. Elle peut permettre de dégager demain ces nouvelles ressources si nécessaires pour répondre aux urgences sociales comme aux besoins du quotidien de millions de nos concitoyens. Voilà une proposition qui devrait être un dénominateur commun d’une gauche fidèle à ses valeurs, où le partage des richesses figure en bonne place.
Cette même politique ferme, précise et ambitieuse, doit aussi permettre de lutter bien plus efficacement contre les délocalisations financières, qui s’appuient sur toutes les stratégies d’optimisation fiscale et de contournement des prélèvements sociaux. Force est de constater qu’aujourd’hui quasiment tous les pouvoirs sont entre les mains des patrons et des actionnaires des grands groupes dans ce domaine, avec les conséquences que nous connaissons pour les salariés et l’emploi. Avec la condamnation il y a quelques jours des salariés de Goodyear, et la criminalisation rampante de l’action syndicale, nous touchons même le point de non-retour puisque l’Etat préfère manifestement punir ceux qui osent défendre l’activité et l’emploi en France plutôt que les licenciements boursiers !
Si je dis cela, c’est aussi parce que tous les indicateurs sociaux de notre pays sont au rouge. Il y a le chômage de masse bien sûr. Il y a la précarité de l’emploi qui explose. Il y a le nombre croissant de Françaises et de Français qui vivent sous le seuil de pauvreté. Il y a la baisse du niveau de vie des plus modestes, des retraités, des familles monoparentales, pour l’essentiel des femmes. Tous ces chiffres sont connus, mais ne suscitent, là-aussi, que bien peu de commentaires médiatiques et encore moins de prise en compte politique.
Il y a aussi des indicateurs que certains préféreraient ne pas trop avoir à commenter, tant ils matérialisent un basculement de notre société. Comme ce constat rendu public ce 19 janvier 2015 par le bilan démographique annuel de l’INSEE : en France, l’espérance de vie baisse pour la première fois en 2015 depuis 1969. On se souvient alors de tous ceux qui claironnaient à tue-tête que l’allongement inéluctable de l’espérance de vie impliquait « obligatoirement »une hausse de l’âge de départ en retraite. Et que dire de l’espérance de vie en bonne santé, autre indicateur rarement commenté, qui reculedepuis plusieurs années, tant pour les femmes que pour les hommes. Il n’est pas certain que nous trouvions beaucoup d’éditocrates pour aller interroger, chiffres à l’appui, les zélés défenseurs de l’allongement de la durée de cotisation et de la contraction des dépenses de sécurité sociale pour nous expliquer ce qui se passe.
Enfin, et surtout, ne l’oublions jamais, derrière ces chiffres des femmes et des hommes sont en souffrance. Nous les côtoyons au quotidien. Comme député, je reçois toujours plus de ces témoignages de personnes relevant les graves manquements au niveau social et qui m’indignent.
Je pense à ce jeune homme de 20 ans, né privé de son avant-bras gauche, qui s’est vu refuser l’allocation adulte handicapé au titre que son taux d’incapacité était inférieur à 80 % et qu’il n’existait pas « une restriction substantielle et durable de son employabilité due à son handicap ».
Je pense à toutes ces familles confrontées au manque cruel de places en structures spécialisées pour leurs enfants ou adultes en situation de handicap.
Je pense à ces personnes âgées, retraitées aux pensions si faibles, qui ont vu le nombre d’heures attribuées au titre de l’Allocation Personnalisée d’Autonomie (APA) fondre comme neige au soleil, sans aucune amélioration de leur état de santé.
Je pense à cette femme, veuve, élevant trois enfants, dont le dernier, âgé de neuf ans, est atteint d’une tumeur. Une fois ses congés annuels soldés et ses 90 jours de congés maladie épuisés, ses collègues de travail lui ont donné 213 jours de RTT afin qu’elle puisse rester au chevet de son fils. Je ne peux que saluer le geste de ses collègues,mais là encore, la solidarité nationale ne devrait-elle pas jouer pleinement son rôle, notamment via l’allocation journalière de présence parentale ? Car si cette personne n’avait pas pu bénéficier de cette générosité ou si elle avait travaillé dans une petite entreprise sans RTT, quels moyens aurait-elle eu pour être près de son fils ?
Comment ne pas faire le lien politique entre trois éléments : le vécu de ces femmes et de ces hommes, les besoins nouveaux pour financer la protection sociale du XXIème siècle et ces dizaines de milliards d’euros qui s’envolent chaque année en France en spéculation et vers les paradis fiscaux
Remettons-donc dans le débat public, et portons au plus près des gens, ces enjeux politiques au cœur de toute volonté de transformation sociale. Remettons sur l’ouvrage la recherche d’un pacte commun et de rassemblement à gauche, faisant une place déterminante à ce combat de fond contre l’argent-fou et pour une autre répartition des richesses. Là est l’urgence, et non pas à emboîter le pas aux libéraux, focalisés sur le seul « casting » présidentiel à présenter au pays. C’est une urgence absolue quand tous les outils de domination de la finance se mettent au service d’un seul objectif : assécher le débat démocratique pour forcer à la reproduction d’un système devenu aussi injuste qu’inégalitaire.
Peut-être faudrait-il d’ailleurs commencer notre mise en mouvement en rappelant ces mots d’Ernesto « Che » Guevara : « si vous êtes capables de trembler d’indignation, chaque fois qu’il se commet une injustice dans le monde, alors nous sommes camarades ».