Sur les contradictions de la visée européenne d’Emmanuel Macron

Publié le par André Chassaigne

  Le 26 septembre dernier, en déclinant pendant plus d’une heure et demi « sa » vision volontariste de l’avenir de la construction européenne, le Président de la République a voulu, marquer de son empreinte la scène politique européenne. En présentant son discours fleuve quelques heures seulement après le résultat du scrutin allemand, il entendait prendre la main sur l’agenda européen et le socle politique d’une Union Européenne aujourd’hui à bout de souffle.

  A la lecture de son discours, nul doute qu’il visait une forme d’exhaustivité, traçant sur chaque domaine des ambitions avec des propositions affinées par rapport au projet présidentiel du printemps 2017. S’il faut reconnaître la rigueur indéniable de cette présentation des « horizons » européens du Président de la République, il est toutefois indispensable de relever quelques-uns de ses nombreux angles morts, et de s’interroger sur des incohérences particulièrement flagrantes. Autant d’éléments qui laissent planer beaucoup de doutes sur la sincérité de certaines propositions et sur la volonté d’avancées réelles en matière d’harmonisation sociale, fiscale et budgétaire.

 Je commencerai par l’une des premières entrées de l’intervention. Elle concerne la politique extérieure et de défense de l’Union Européenne. « Notre objectif doit être la capacité d’action autonome de l’Europe, en complément de l’OTAN » affirme d’emblée le Président de la République, ajoutant « qu’au début de la prochaine décennie, l’Europe devra ainsi être dotée d’une Force commune d’intervention, d’un budget de défense commun et d’une doctrine commune pour agir ».  Voilà qui fixe clairement le cadre de son « Europe de la défense » : une Europe qui continue à se fondre dans le moule de la tutelle états-unienne, sans aucune précision sur le fondement de cette « doctrine » européenne. Aussi n’est-il jamais question dans cette intervention de l’autonomie diplomatique et de politique extérieure de l’Union, au service de la paix dans le monde et de la coopération entre les peuples. Une autonomie qui devrait pourtant constituer la première pierre d’une vision commune, en préalable à la question de la mise en place d’une force de défense opérationnelle ! Sous d’autres mots, ces formules volontaristes ne sont qu’une reprise des contradictions qui imprégnaient déjà le programme présidentiel en matière stratégique et de défense : excluant à la fois tout abandon par la France de sa place au sein du commandement intégré de l’OTAN ; tentant de démontrer que notre pays doit réaffirmer son indépendance « gaullo-miterrandienne » ; s’attachant à créer une Europe de la défense mais sans base commune en matière de politique internationale.

  Une autre des plus visibles contradictions du discours de la Sorbonne concerne évidemment la nouvelle critique de la « sacro-sainte » concurrence libre et non-faussée au sein du marché unique, comme celle des méfaits de la compétition fiscale et sociale au sein de l’Union Européenne. Des problématiques que nous connaissons bien pour les dénoncer depuis 30 ans comme facteurs principaux du creusement des inégalités sociales et territoriales en Europe ! Sur ce point, le discours du Président de la République n’est pas sans rappeler le discours du Président Nicolas Sarkozy à Toulon le 28 septembre 2008. Découvrant les méfaits de la financiarisation de l’économie suite à la crise des subprimes, il voulait soudainement « moraliser le capitalisme » et « en finir avec les paradis fiscaux ». Dans la même veine, Emmanuel Macron affirme aujourd’hui vouloir en finir avec la « divergence fiscale » […] qui « désagrège nos propres modèles et fragilise toute l’Europe », en commençant par harmoniser les taux d’impôts sur les sociétés et par la réforme de la directive sur le travail détaché en proposant que « le niveau le plus élevé de cotisations soit payé, mais au profit du pays d’origine ». Que d’intentions louables pour les peuples européens d’un jeune Président qui s’affiche progressiste et démocrate… alors qu’au même moment, dans son propre pays, il entend faire passer en force les mesures exactement inverses en alignant le taux d’impôt sur les sociétés vers le bas et en supprimant les cotisations chômage et maladie, avec en ligne de mire l’affaiblissement de notre système de protection sociale ! Comment ne pas faire le constat que derrière le verbe emmielleur du nouveau Démosthène européen se cachent les pratiques « philippiques » du monarque républicain pour ses propres concitoyens ?

  Dans la continuité de ce cabinet de curiosités, la question budgétaire européenne occupe une large place. Emmanuel Macron plaide pour un « budget commun » au service de « davantage d’investissements » et du développement de nos « biens communs ». Relevons d’ores et déjà une originalité politique :  celle de vouloir un vrai budget européen fort « pour l’action », mais trouver naturel de se plier dès le budget 2018 au aux canons budgétaires de la Commission en supprimant 16 milliards d’euros de dépenses publiques utiles. L’art de donner des marques d’engagement d’une réorientation européenne tout en mettant en œuvre des choix nationaux différents. Mais le comble de l’hypocrisie n’est-il pas d’entendre le 26 septembre le Président de la République défendre une taxe sur les transactions financières au niveau européen avec une « assiette large », tout en abrogeant le 27 septembre dans le projet de finances pour 2018 l’extension de l’assiette de la taxe sur les transactions financières nationale aux opérations infra-journalières ! Passons.

  Car cette nécessité d’un vrai budget européen, nous la soutenons depuis très longtemps. Elle pose inévitablement deux questions : celle des ressources nouvelles à affecter et permettant d’ouvrir la porte de nouvelles dépenses communes ; celle de la nature et des objectifs de ces nouvelles dépenses. Nous avons le devoir d’y répondre collectivement. Mais sans laisser de côté le cœur des responsabilités comme cela est malheureusement une nouvelle fois le cas dans les propos du Président de la République. Car s’il esquisse la création de nouvelles taxes européennes dans le domaine numérique ou environnemental, on peut s’interroger sur le véritable trou noir de la pensée budgétaire macronienne : celui de la lutte contre l’évasion fiscale. Pourquoi n’y faire jamais référence, alors qu’elle concerne essentiellement les plus riches européens, actionnaires des grands groupes et héritiers des grandes familles qui volent  les budgets publics de 500 millions d’Européens ? Voilà pourtant un trou noir fiscal qui représente chaque année 1000 milliards d’euros de recettes soustraites au bien public dans l’Europe des 28 ! C’est plus, en une seule année, que la totalité du budget actuel de l’Union sur six ans ! Voilà donc de quoi alimenter sérieusement un budget commun à la hauteur d’une ambition européenne résolue, pour peu que l’on s’en donne les moyens. En complémentarité de la proposition d’un Parquet européen contre la criminalité organisée et le terrorisme, pourquoi ne pas avancer plus vite dans le fonctionnement effectif d’un Parquet financier européen aux pouvoirs étendus ? Les criminels financiers qui font sauter les digues de la solidarité européenne, qui « étendent leurs ramifications partout en Europe », à commencer par les paradis fiscaux comme le Luxembourg, seraient-ils volontairement absouts de toute responsabilité dans le désenchantement européen décrié par Monsieur le Président ? Il est là question de crédibilité et de cohérence. Poussons immédiatement la construction d’une vraie force européenne d’intervention contre l’évasion fiscale à l’appui de services fiscaux nationaux renforcés. Faisons sauter les verrous comme celui de Bercy, pourtant défendu encore récemment sans raison objective par le Gouvernement Philippe. Organisons en Europe, une COP fiscale mondiale, associant très largement les citoyens, les ONG, les Etats. Allons jusqu’au bout d’une ambition fiscale fidèle aux valeurs de progrès européennes et de coopération entre les peuples.  

  L’autre pendant de cette volonté budgétaire commune consiste à orienter nos investissements d’avenir. Mais là-aussi, il faut porter une ambition forte, dans la clarté, sans rester figé dans le marbre du dogme marchand. Nous avons besoin pour cela d’un grand plan européen d’investissement en faveur de la transition énergétique, qui nécessite le « déploiement d’infrastructures communes » notamment en matière de transport énergétique. Mais il doit permettre de dépasser les contraintes actuelles de la concurrence dans le domaine de l’énergie, qui amplifient les déséquilibres au sein de l’UE comme la précarité et les inégalités d’accès à ce besoin fondamental. En faisant référence à plusieurs reprises à nos « biens communs » dans son discours, pourquoi ne pas vouloir faire de l’énergie, à la base de toute activité et de toute perspective de développement durable, un bien commun en mettant sur les fonds baptismaux un grand pôle public européen de l’énergie. Coopérons depuis la production jusqu’à la distribution pour être en capacité de répondre aux objectifs de réduction drastique des émissions de CO2, sinon ils ne seront jamais atteints.  

  Le Président de la République a également plaidé pour défendre « l’ambition de la zone euro » en précisant le besoin « d’une stratégie économique et politique dans la durée ». Mais pourquoi ne fait-il jamais référence dans son discours au rôle stratégique que devrait jouer la Banque Centrale Européenne (BCE) ?  C’est pourtant une question primordiale. Car la refonte des statuts de la BCE doit être posée. Indépendante des peuples, elle est ultra-dépendante des marchés financiers et ouvre en grand le robinet à liquidités. Ainsi, en plus des 1700 milliards d’euros de garanties des plans de sauvetage dégagés au niveau européen après la crise de 2007-2008, le montant total des prêts de la BCE aux banques depuis 2014 atteint 767,3 milliards d’euros. Des prêts sur 4 ans à des taux pouvant varier de – 0,4% à 0 %. Mais avec quelle stratégie puisque ces sommes colossales ne sont assorties d’aucun fléchage ni contrepartie ? Le résultat est d’ailleurs là. Les effets de l’action de la BCE sur l’économie réelle sont quasi-invisibles, sauf pour les détenteurs d’actifs qui voient la valeur de leurs portefeuilles grimper en flèche, aggravant encore les inégalités. Etre innovant et audacieux sur le plan européen, ce n’est pas faire abstraction de ce problème de fond. C’est proposer que ces milliards soient fléchés vers des investissements d’avenir, la création d’emplois stables, le soutien au secteur industriel et à sa transition écologique, ainsi qu’au développement de services publics du XXIème siècle. C’est aussi permettre aux Etats de bénéficier directement de ce levier à taux d’intérêt nul. Ce qu’il faut ce sont des actes forts en rupture avec les politiques menées depuis 30 ans.

 Je terminerai sans doute cette brève exégèse de l’ambition européenne de l’Elysée par un retour sur le volet agricole. Quelle ne fut pas ma surprise de voir refleurir dans la bouche du chef de l’Etat la notion de « souveraineté alimentaire », remisée au placard depuis tant d’années au profit du mythe libéral de la « compétitivité ».  Mais, pour « ouvrir de manière décomplexée et inédite une politique agricole commune qui se pense d’abord avec deux objectifs : nous protéger face à ces grands aléas (de marché), à la volatilité des marchés mondiaux » et « favoriser la grande transition agricole européenne », encore faut-il avoir le courage de mettre un coup d’arrêt aux accords de libre-échange en cours de ratification ou de négociation, qui se soucient bien peu du principe de souveraineté alimentaire ! Je parle bien sûr de l’accord économique et commercial global UE-Canada (CETA) ou des négociations UE-MERCOSUR. Oui, nous avons besoin d’une refondation de notre PAC qui doit évoluer vers une Politique agricole et alimentaire commune, avec pour lignes de force des mesures structurelles : une garantie des prix d’achat et de revenus pour les actifs agricoles permettant de vivre de son travail, une stratégie assumée de montée en gamme de toutes nos productions européennes qui s’appuie notamment sur le développement, la promotion et la protection de l’ensemble de nos signes de nos signes officiels de qualité et d’origine. Voilà des bases solides pour garantir à la fois la qualité de l’alimentation de 500 millions d’Européens et changer globalement et efficacement nos pratiques culturales et modes de production.

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