Les nouveaux défis de la territorialisation de l'énergie - Entretien croisé paru dans L'élu d'aujourd'hui
A l'heure du développement des énergies renouvelables, la tentation pourrait être grande pour les collectivités de "reterritorialiser" leur énergie au péril de la solidarité nationale. Entretien croisé avec André Chassaigne, député communiste du Puy-de-Dôme et Michel Derdevet, secrétaire général d'Enedis.
L’élu d’aujourd’hui - On assiste avec l’arrivée des énergies renouvelables à une re-territorialisation de la production, et donc de la distribution, pour vous cela constitue-t-il un risque de voir la solidarité nationale céder devant des intérêts locaux ?
André Chassaigne - La distribution d’énergie électrique ne connaît fort heureusement pas de frontières. Il est néanmoins indéniable que certains territoires, de par leur situation géographique, sont en capacité de produire plus d’énergie que d’autres. Aussi, une maîtrise publique renforcée du secteur énergétique est indispensable pour qu’une dérive concurrentielle ne porte atteinte à la solidarité nationale. Actuellement, et notamment lors des pics de consommation, les Français reçoivent de l’électricité produite à grande distance. A l’opposé d’un repli sur un pré-carré, la montée en puissance de moyens de production intermittents et décentralisés nécessite en permanence de rééquilibrer dans tout le pays la production et la consommation d’électricité. De plus, le développement des usages de l’électricité exige le renforcement des lignes et rend plus complexes les régulations. Des investissements considérables sont indispensables. Cela ne peut passer que par la solidarité nationale.
L’élu d’aujourd’hui - Face à la précarité énergétique, (12 millions de précaires en France, 45 millions en Europe) une entreprise publique comme Enedis estime faire le maximum pour éviter les coupures, que conviendrait-il de mettre en place pour qu’aucun usager ne se voit priver d’électricité ?
André Chassaigne - Nous connaissons une vague de paupérisation sans précédent. Aussi, je reçois très souvent des personnes en souffrance dont l’accès à l’énergie a été coupé. Cette réalité est intolérable. Indéniablement, les dispositifs visant les foyers les plus démunis, tarif de première nécessité et aides financières de divers fonds de solidarité, ne sont pas suffisants. De plus, avec la mise en concurrence, certains consommateurs se laissent berner par les sirènes publicitaires de fournisseurs sans scrupules qui n’hésitent pas à minorer les prévisions de consommation et donc les prélèvements mensuels. Cela génère des factures de régularisation dont le montant est souvent insupportable pour les foyers, entraînant, comme suite logique, des coupures. Il revient à l’Etat, à la Nation, de se donner les moyens pour agir contre la précarité énergétique. C’est une raison supplémentaire pour enclencher un processus de réappropriation publique et sociale du secteur énergie. La question centrale de la fixation des tarifs et de leurs conséquences sociales ne relève pas de fournisseurs privés mais d’un établissement public, comme je l’ai proposé, avec mon groupe parlementaire, dans différentes propositions de loi, notamment celle déposée en novembre 2012 pour « répondre à l’urgence sociale en matière énergétique » (n° 385) et celle déposée en juillet 2016 pour « la création de France Energie » (n° 3917).
L’élu d’aujourd’hui - L’installation des nouveaux compteurs Linky suscite beaucoup de craintes de la part de certains usagers, qu’en est-il sur votre territoire ?
André Chassaigne - Le déploiement des compteurs Linky suscite en effet de nombreux débats. Je rencontre régulièrement des usagers réfractaires à la mise en place de ces compteurs communicants. Leurs motivations sont diverses : personnes souffrant d’hyper électro-sensibilité, persuadées que ces compteurs sont pourvoyeurs d’ondes néfastes ; refus d’une communication intrusive ne respectant pas la vie privée ; crainte d’une sur-comptabilisation des puissances consommées ; risque d’incendies provoqués par ces nouveaux compteurs… Souvent exprimées avant la mise en place de ces nouveaux dispositifs communicants, ces craintes semblent s’atténuer pendant la période de changement, hormis le signalement de quelques maladresses commises au moment de l’installation. Cependant, il est indéniable que l’implantation de ces compteurs va entraîner un impact non négligeable en terme d’emplois. C’est une grosse problématique. Les agents qui effectuaient la relève des consommations, souvent employés par la sous-traitance, ont de grosses inquiétudes quant à leur avenir professionnel. Les questions soulevées exigent des réponses claires, dans une totale transparence.
L’élu d’aujourd’hui - Les « smart grids » vont être des atouts précieux pour mener des politiques publiques locales plus performantes, en terme social ou de mobilité, si l’on en croit les professionnels du secteur. Les élus locaux ont-ils intérêt, selon vous, à se saisir très vite de ses opportunités ?
André Chassaigne - Avec l’explosion des sites de production d’énergie renouvelable, le réseau doit s’adapter. J’étais notamment intervenu auprès de la Ministre de l‘Environnement afin que les auto-consommateurs puissent injecter leur surplus dans le réseau, ce qui a été inclu dans la loi promulguée le 26 février 2017 relative à l’autoconsommation et à la production d’énergies renouvelables. Quant aux « smart grids », ils sont souvent présentés comme une solution miracle visant à associer, à un niveau qui va du quartier à la région, les productions locales (éolien, photovoltaïque, cogénération) et les besoins des usagers. Les professionnels, qui nous prédisent une hausse des tarifs, expliquent que ces « smart grids » pourront palier cette hausse conséquente par une modification de la consommation et donc permettraient, via une communication pédagogique, d’en diminuer les conséquences. Je pense, très sincèrement, que cela ne résoudra pas les difficultés rencontrées par les foyers les plus démunis. Si les élus locaux doivent s’impliquer dans ces nouveaux réseaux pour que les collectivités prennent toute leur place dans le développement d’un secteur essentiel, il ne s’agit pas d’initier un enfermement qui ignorerait les liens d’interdépendance au plan national, mais aussi au plan européen et international. Au regard des besoins du pays, la cohérence de la mise en œuvre de la transition énergétique exige un contrôle public accru. Mais cet enjeu démocratique ne peut se limiter au local.
L’élu d’aujourd’hui - Plus largement, la métropolisation à marche forcée de l’Europe et du monde, risque de déléguer aux zones rurales la production des nouvelles énergies. On fabrique à la campagne pour satisfaire les villes. Est-ce un atout ou un péril pour ces zones rurales ?
André Chassaigne - Les campagnes sont déjà le garde-manger des villes et pourvoyeuses d’énergie. De nombreuses petites centrales hydroélectriques maillent le territoire national. Le photovoltaïque et l’éolien sont en plein développement dans nos campagnes. Mais ce développement se fait de façon anarchique, répondant souvent à des intérêts financiers de multiples sociétés, voire de collectivités locales à la recherche de recettes nouvelles pour atténuer la saignée imposée par les politiques de réduction des dépenses publiques. Cependant, on ne doit pas faire n’importe quoi n’importe où. Il faut impérativement respecter l’environnement et mesurer l’impact sur les conditions de vie des riverains. Pour cela, les populations doivent être partie prenante. Aussi, dans cette révolution que représente la transition énergétique, face à un développement désordonné des énergies renouvelables et au déséquilibre imposé par la déréglementation, nous devons imposer une politique de développement s’appuyant sur une bonne maîtrise de chacun des éléments. D’où notre proposition de créer un établissement public, avec une gestion démocratique, qui rassemblera toutes les participations de l’Etat dans les entreprises du secteur et coordonnera les initiatives tout en garantissant la péréquation tarifaire et la sécurité énergétique. C’est un objectif majeur pour garantir l’accès à l’électricité pour tous, mais aussi pour que les richesses produites ne soient pas drainées vers les métropoles au détriment de l’irrigation des territoires.
L’élu d’aujourd’hui - La dérégulation du secteur de l’énergie, encouragée par Bruxelles depuis des années, a-t-elle impacté votre activité?
Michel Derdevet - De manière « normande », j’aurais tendance à vous répondre « Oui et non » : Oui, car elle a entraîné pour les entreprises verticalement intégrées, EDF ou Engie par exemple, la mise en place d’une séparation à la fois juridique et de gestion pour les activités régulées (le transport et la distribution), placées sous le contrôle exigeant des autorités de régulation, les distinguant des activités dérégulées, soumises, elles, à la concurrence. Non, car ces activités liées à l’acheminement des électrons ou du gaz, n’ont été que peu impactées dans leurs « fondamentaux » par l’ouverture des marchés. Nous demeurons, sur le plan économique, des « facilités essentielles », s’inscrivant pleinement dans la théorie des monopoles naturels, non soumis à concurrence. En cela, depuis bientôt 10 ans, ERDF, puis Enedis a assuré la distribution dans des conditions neutres, équitables et non discriminatoires, bref dans une logique de service public moderne.
Le maintien des tarifs, aux mêmes coûts, que l’on vive dans des endroits difficiles d’accès ou dans des métropoles, n’est donc pas en jeu ?
Michel Derdevet - Non, car le principe de péréquation nationale des tarifs d’acheminement, auquel les français sont très majoritairement attachés , relève d’un choix politique majeur. Les coûts de la distribution sont pour l’essentiel fixes (liés à la construction des réseaux) ; ils sont structurellement plus élevés dans les zones peu denses (en particulier rurales et montagneuses), celles qui accueillent de plus en plus d’énergies renouvelables, que dans les zones denses (en ville et en plaine), les plus consommatrices. La péréquation mise en place progressivement en France dans la deuxième partie du XXème siècle « égalise » tout cela ; c’est un outil puissant de solidarité entre nos différents territoires, qui évite à notre pays une « fracture électrique ». A l’inverse, en Allemagne, où il y a plus de 800 opérateurs de distribution et où les régies communales alimentent 50% des clients, on peut observer jusqu’à 40% d’écart entre les « prix de péage » pratiqués, ce qui est fondamentalement injuste. L’Allemagne vient d’ailleurs de mettre en place une péréquation des tarifs de transport pour limiter en partie ces écarts de prix. Cela atteste de la limite de raisonnements ne pensant l’avenir énergétique qu’à travers des « communautés énergétiques locales », sortes de systèmes énergétiques fermés sur eux-mêmes…
Justement, une « re-territorialisation » de l’énergie serait en quelque sorte à l’ordre du jour ?
Michel Derdevet - Oui, partout dans notre pays, des collectivités locales (communes, intercommunalités, départements, régions, …), indifféremment de leur couleur politique, souhaitent s’emparer de la question énergétique. C’est un mouvement démocratique fort, qu’il faut souligner et accompagner. Car pour nous, la question fondamentale en terme industriel est simple : comment marier cette aspiration démocratique venant des territoires avec un nécessaire cadre de cohérence plus large ? A mon sens, tout ne peut pas relever du local, et le propre des réseaux électriques, depuis leur origine, est justement d’être à la fois vecteurs de solidarité et de secours. Si on devait arrêter des frontières entre les territoires, tel département qui surproduit de l’énergie éolienne ou photovoltaïque ne pourrait en faire profiter le département voisin… Or ces synergies et ces solidarités sont au cœur de la construction des grands systèmes électriques interconnectés. Prenons l’exemple de la région Occitanie : depuis le début de l’année 2017, grâce à son potentiel hydraulique et nucléaire notamment, elle exporte 25% de sa production d’électricité vers d’autres régions, comme la Bretagne ou PACA, qui sont, elles, structurellement importatrices. On voit bien le danger qu’il y aurait d’un repli sur soi des territoires. De l’électricité renouvelable allemande permet parfois d’éviter des incidents électriques en Bretagne… Nous avons intérêt à relier tous ces réseaux…
Cette logique d’un retour à une échelle locale s’explique-t-elle par le développement des énergies renouvelables ?
Michel Derdevet - Oui, très clairement. Pour mémoire, Enedis collecte aujourd’hui grâce à son réseau la production de 350 000 sites de production renouvelables, photovoltaïques, éoliens, … ! Il y a dix ans, il n’y en avait quasiment aucun. La multiplication de ces nouveaux sites décentralisés et diffus dans les territoires, générant une production par nature intermittente, modifie substantiellement les fondamentaux d’une entreprise comme la mienne. Et au-delà, elle explique aussi la montée en force de débats locaux sur l’acceptation de ces projets, sur les financements innovants, ou la co-construction de ces nouveaux projets, etc.
Au delà de l’opposition, un peu caricaturale, entre Jacobins et Girondins, nous allons donc à l’évidence vers des systèmes mixtes, ou le réseau assurera de plus en plus un « métissage » des différentes énergies, centralisées et décentralisées. Et le modèle de l’avenir sera sans doute ce mariage réussi entre des productions locales et une production plus centralisée.
Avec la métropolisation du monde et le recours aux énergies renouvelables, c’est la campagne qui va fournir et les régions urbaines qui vont consommer ?
Michel Derdevet - Oui, cela peut être la réalité de demain, et cela donne une importance cruciale aux réseaux qui vont permettre d’éviter, comme je vous l’indiquais, une « fracture électrique ». Notre métier, c’est avant tout de relier les hommes ; il y a dans le mot « réseau » une dimension humaniste indéniable, qu’il ne faudrait pas sacrifier sur l’autel du « chacun sur soi » et du repli sur des territoires énergétiques fermés sur eux-mêmes.
Concernant cette dimension humaine, il y a en France 12 millions de « précaires électriques », plus de 45 millions en Europe, c’est un défi pour vous, quelle réponse pouvez-vous leur apporter ?
Michel Derdevet - Sur ce sujet, je m’exprimerai surtout en vous livrant le point de vue de l’universitaire que je suis, qui a écrit plusieurs textes sur le sujet de la pauvreté énergétique.
Paradoxalement, en Europe, il n’y a pas aujourd’hui de critères pour définir la précarité énergétique. Alors que les anglais, il y a 20 ans, sous l’impulsion de Tony Blair, en donnèrent les premiers une définition, considérant qu’au delà de 10% des revenus consacrés à l’énergie, un ménage était en situation de précarité. L’Europe est aujourd’hui silencieuse sur le sujet, un silence assourdissant !
Le pendant naturel du « marché intérieur » et de la concurrence en matière d’énergie, ce serait de penser aussi une Europe qui protège, une approche commune pour analyser d’abord l’ampleur du phénomène avant de voir les moyens économiques et politiques d’y faire face.
Vous savez que dans de nombreuses villes, l’installation des compteurs Linky fait polémique, ils sont jugés intrusifs, voire dangereux…
Michel Derdevet - D’abord, « l’arbre ne doit pas cacher la forêt » ! Près de 7 millions de compteurs électriques intelligents ont déjà été installés à ce jour en France, et plusieurs dizaines de milliers de français consultent déjà régulièrement leur espace client personnalisé leur permettant d’accéder à toutes leurs données personnelles. Cela étant, Enedis n’est pas indifférent aux inquiétudes et aux doutes qui se manifestent parfois. Nous devons plus que jamais faire preuve de pédagogie et de transparence, en rappelant ainsi que les questions de santé et de protection des données, souvent invoquées, ont été regardées de très près, sous l’égide de l’Etat et d’autorités indépendantes, avant le lancement de Linky, en 2013, et en insistant sur les bénéfices de ce système moderne de comptage. Première « brique » des réseaux intelligents de demain, Linky va permettre à chacun de bénéficier d’une évaluation en quasi-temps réel de sa consommation électrique, présente et passée ; c’est en cela un système de comptage adapté et moderne, qui permet au consommateur, à titre individuel, d’avoir des informations plus fiables, et en plus grand nombre, sur sa consommation, et de devenir dès lors acteur des changements énergétiques en cours. Ce nouveau compteur offrira aussi de nouveaux services, via les objets connectés, permettant d’optimiser sa facture, grâce notamment aux opportunités d’effacement et à une meilleure valorisation de l’autoconsommation.
Plus largement à quoi correspondent ces fameux « smart grids », ces réseaux intelligents ? Vous dites qu’ils vont non seulement être un atout pour les usagers mais aussi pour les collectivités, pourquoi ?
Michel Derdevet - Les réseaux ont un double défi. Le premier est de passer de la verticalité à l’horizontalité, c'est-à-dire de raccorder les énergies territoriales, très diffuses et décentralisées que sont les renouvelables. Le second est d’accueillir la révolution numérique, soit de générer et gérer le maximum d’informations, à double destination : pour le citoyen qui pourra avoir une meilleure maîtrise de sa consommation, et pour les collectivités. Concernant ces dernières, au travers d’approches anonymisées, elles pourront demain disposer d’informations nouvelles, plus proches de la réalité du terrain, qui faciliteront à l’évidence la mise en place de politiques sociales plus adaptées, de politiques de transport plus pertinentes … En croisant les données électriques avec celles de l’INSEE par exemple, une meilleure compréhension des besoins réels de la population pourra ainsi voir le jour, qui contribuera, à l’heure où les moyens financiers des collectivités ne sont pas extensibles, à rendre utile chaque euro dépensé. Les smart grids permettront ainsi de mieux orienter les politiques publiques locales, et constitueront un nouveau service public. Enedis disposera, grâce au réseau intelligent, d’une modularité qui permettra de travailler de manière spécifique avec chacune des collectivités. N’oublions pas que les réseaux de distribution appartiennent aux collectivités, et que nous avons naturellement une fonction historique de conseil auprès d’elles. C’est nôtre rôle de les accompagner dans ces mutations.
Entretien croisé publié dans L'élu d'aujourd'hui - Magazine de l'Association nationale des élus communistes et républicains - Novembre 2017