FACE-À-FACE. DÉRIVE MONARCHIQUE OU MEILLEURE « EFFICACITÉ » DU PARLEMENT ?
Le président de l’Assemblée nationale défend la réforme institutionnelle voulue par Emmanuel Macron. Le chef de file des députés communistes pourfend le présidentialisme absolu et prône une VIe République. Rencontre entre André Chassaigne et François de Rugy. Entretien réalisé par Maud Vergnol, paru dans le journal L'Humanité du 21 juin 2018.
Trente pour cent de parlementaires en moins, restriction du droit d’amendement, proportionnelle à dose homéopathique… Le projet de réforme institutionnelle voulu par Emmanuel Macron arrive le 10 juillet sur les bancs de l’Assemblée nationale. Loin de répondre aux urgences démocratiques, il aggraverait le présidentialisme et la crise politique. Devant le Congrès, le 9 juillet, le président de la République devrait annoncer s’il compte convoquer un référendum pour consulter les Français sur l’avenir de leurs institutions. Alors que la droite sénatoriale négocie son soutien à la réforme, les parlementaires de gauche, communistes en tête, alertent sur les dérives d’une monarchie présidentielle à bout de souffle et défendent une VIe République, apte « à redonner le pouvoir au peuple ». François de Rugy, président de l’Assemblée nationale, et André Chassaigne, président du groupe Gauche démocrate et républicaine (GDR), ont accepté d’en débattre.
Parmi les mesures emblématiques avancées dans le projet de réforme institutionnelle, figure la baisse de 30 % du nombre de parlementaires. Plus de démocratie avec moins de parlementaires, n’est-ce pas contradictoire ?
François de Rugy : Cette proposition possède deux vertus. C’est d’abord un signal fort qui est envoyé : le système politique français est capable de se réformer par lui-même. On ne peut pas toujours dire aux Français, aux collectivités locales, aux entreprises ou aux associations « réformez-vous », et quand il s’agit du système politique, le renvoyer à plus tard. L’autre intérêt, dans le cadre d’une maîtrise des dépenses publiques, c’est d’augmenter les moyens de l’Assemblée nationale pour permettre de meilleurs travaux avant l’adoption des lois, mais aussi l’évaluation et le contrôle de l’efficacité des politiques publiques. Pour ne pas augmenter les dépenses globales, cette baisse de 30 % permettra de faire des économies que je propose de redéployer intégralement pour renforcer les moyens collectifs de l’Assemblée et individuels des députés.
André Chassaigne : Je suis vent debout contre cette proposition, car elle aboutira à des députés hors-sol, avec des circonscriptions énormes, multipliant les difficultés pour être au contact des populations. Cette proposition, qui surfe sur le climat antiparlementariste, priverait les députés de contact humain avec les citoyens, les condamnera à une approche technocratique, loin des aspirations populaires. Un député ne contrôle pas seulement l’application de la loi, n’est pas seulement celui qui la fabrique, mais aussi celui qui est en harmonie avec le peuple et en est le porte-voix. Cette réduction aura des conséquences terribles, accentuant le fossé entre le peuple et ses représentants. D’autant qu’il n’y a aucune justification valable avancée par l’exécutif, y compris dans ce que je viens d’entendre. Avec cette réforme, la France deviendrait le pays qui aurait le moins de députés par nombre d’habitants !
La séquence électorale de 2017 a rappelé combien la crise démocratique est profonde, à quels objectifs politiques doit répondre cette réforme institutionnelle ?
François de Rugy : Lorsque j’ai été élu président de l’Assemblée nationale, je l’ai rappelé dans mon discours : n’oublions pas les résultats des élections de 2017 ! La démocratie française est malade de ses extrêmes et de l’abstention. Il faut effectivement retisser de la confiance. Moi, je n’ai pas de baguette magique, le fossé ne va pas d’un seul coup disparaître. Mais c’est notre devoir de ne pas se résoudre à cette défiance. Il y a quelques années, j’avais fait une proposition personnelle d’instaurer le vote obligatoire, car cela permettrait de redonner du sens au suffrage universel. Elle n’a pas été retenue. D’autres enjeux portent sur le fonctionnement de nos institutions. Je suis persuadé qu’un Parlement respecté par les Français, qui ne suscite pas d’antiparlementarisme, c’est un Parlement efficace, qui pose les débats politiques, qui permette que tous les groupes puissent faire des propositions, mais surtout qui puisse examiner les textes dans un délai raisonnable, les adopter et s’assurer qu’ils entrent en vigueur sans qu’il s’écoule un tel laps de temps que finalement les gens n’y croient plus. À l’Assemblée nationale, il existe huit commissions thématiques pour traiter de tous les sujets. Je propose qu’elles soient plus nombreuses. Dans beaucoup d’autre pays, il en existe plus pour permettre un champ de travail plus limité, et donc plus pertinent, plus spécialisé.
André Chassaigne, vous défendez l’idée d’une VIe République. Le projet de réforme présenté par l’exécutif vous semble-t-il à la hauteur de la crise démocratique ?
André Chassaigne : Absolument pas. Cette réforme accentuera le présidentialisme de la Ve. Tout est fait pour renforcer le pouvoir exécutif. C’est d’une extrême gravité, car cela affaiblira assurément la représentation nationale. C’est pourquoi nous allons porter toute une série d’amendements qui proposent de renverser la machine. Par exemple, un référendum d’initiative citoyenne pour donner plus de pouvoir au peuple. Nous souhaitons également inscrire dans le marbre de la Constitution l’exigence, le caractère incontournable du dialogue social, particulièrement malmené par le pouvoir en place.
En tant que président de l’Assemblée, êtes-vous satisfait du rôle que joue actuellement l’Assemblée ?
François de Rugy : Je ne suis pas satisfait du fonctionnement des institutions de la Ve République. Depuis que je suis député, je constate la prééminence, en effet, de l’exécutif sur le législatif. Cela se traduit très concrètement dans la détermination de l’ordre du jour du Parlement par l’exécutif. Lorsque je rencontre des homologues étrangers, ils nous regardent avec des yeux ronds. Pour autant, il faut permettre à une majorité de gouverner. Aux États-Unis par exemple, le Parlement a beaucoup de pouvoir, avec des situations de blocage où, parfois, les budgets ne sont pas votés et les fonctionnaires ne sont plus payés. Je ne veux pas cela en France. Il faut qu’une majorité élue puisse mettre en œuvre son programme. Car c’est aussi un enjeu démocratique. Si on ne peut plus agir, les Français se détourneront encore plus de la politique. Beaucoup d’abstentionnistes trouvent qu’il n’y pas de résultats, « que ça ne sert plus à rien ». Donc il faut bien garantir une capacité à agir, tout en permettant que le Parlement soit plus autonome dans ses capacités d’initiative législative, de contrôle et d’évaluation.
André Chassaigne, vous affirmez que l’Assemblée réalise en ce moment du travail bâclé…
André Chassaigne : Je n’ai jamais eu autant de difficulté à faire vivre la participation citoyenne dans ma circonscription. Une accumulation de textes nous arrive dans une rapidité extrême, au point qu’on ne peut plus les mettre en débat avec les habitants, comme on a pu le faire auparavant. Mesurons bien : en trois mois : les lois asile-immigration, agriculture-alimentation, Elan sur le logement, la formation professionnelle… Cette accumulation crée les pires difficultés pour travailler sérieusement, au point qu’il faut instaurer un temps législatif programmé, qui limite les interventions. Il faut taper du poing sur la table auprès du gouvernement qui nous étouffe avec l’ordre du jour. Et je constate qu’avec cette réforme, le gouvernement disposera de plus de moyens encore pour imposer son ordre du jour et mordre sur le temps des députés. Le projet accentuera le phénomène, et la démocratie n’en sortira pas gagnante.
François de Rugy : Enfin, il existe une dérive ! Mille amendements sur la loi asile et immigration, 2 000 sur la loi agriculture et alimentation, 3 000 sur la loi logement… J’ai consulté le bilan de Philippe Séguin en 1993 sur les premiers mois de la législature : ils avaient adopté 46 textes avec moins de 100 amendements par texte. Il s’agit donc d’une responsabilité partagée avec l’exécutif. Sans doute le gouvernement impose-t-il trop de textes dans un laps de temps trop court, et c’est pour cela que je plaide pour un programme législatif prévisionnel.
Sur la loi asile et immigration, par exemple, est-ce si incongru que le Parlement débatte trois jours ?
François de Rugy : Soixante-trois heures de débat… on a fini un dimanche soir dans les pires conditions. Comparons avec les autres démocraties. La Grande-Bretagne a discuté d’une loi sur la sortie de l’Union européenne : douze heures de débats, 15 amendements. Et le débat démocratique a eu lieu.
André Chassaigne : Cette avalanche relève d’une stratégie du choc de l’exécutif, pour paralyser l’opposition, taper vite et fort…
François de Rugy : Le programme législatif de 1981 était extrêmement chargé lui aussi, car il y existait une volonté de changement rapide…
André Chassaigne : Que, cinq semaines de suite, on passe des textes d’une telle importance, ce n’est pas sérieux ! Concernant les amendements, le groupe GDR, sur la loi Elan sur le logement, par exemple, nous n’avons proposé aucun amendement d’obstruction, toujours constructifs. Je n’en dirais pas autant des députés LREM, qui cherchent à exister. Il y dix ans, j’avais réussi à faire passer un amendement sur les OGM, qui n’avait pas été voté en commission. C’est ça la richesse du débat parlementaire. Demain, avec votre réforme, ce ne sera plus possible.
Emmanuel Macron doit-il convoquer un référendum sur cette réforme constitutionnelle ?
André Chassaigne : Évidemment. D’ailleurs l’article 89 de la Constitution le stipule. Nous défendons depuis le début la convocation d’un référendum qui permettrait un grand débat public. Et puis, on a pu constater dans le passé que les référendums donnaient des résultats différents de ceux que le gouvernement attendait.
François de Rugy : Le référendum, il faut le réserver à des grandes occasions… Est-ce nécessaire de mobiliser toute la logistique d’un référendum sur cette réforme ? C’est à soupeser, mais pourquoi pas ? Avec cette réserve : tant que le vote obligatoire n’existe pas, le risque est que seule une minorité décide Comme en 2000 avec l’instauration du quinquennat.