Mettre le peuple et ses aspirations au cœur des débats budgétaires

Publié le par André Chassaigne

 Mettre le peuple et ses aspirations au cœur des débats budgétaires : voilà une belle ambition, une ambition noble, fondamentale ; une ambition qui doit animer tous les démocrates, et toutes celles et tous ceux qui sont attachés à l’expression de la souveraineté populaire, quels que soient les bancs qu’ils occupent dans cet hémicycle.

 La politique budgétaire constitue le socle des choix politiques effectués pour la vie du pays. C’est elle qui détermine la contribution de chacun à l’effort de la nation, par le biais de l’impôt, des droits et des taxes. C’est elle aussi qui détermine l’ampleur de la réponse de la puissance publique apportée aux besoins exprimés par la population. C’est elle, enfin, qui détermine les ressources allouées aux politiques publiques.

 La politique budgétaire représente ainsi l’une des assises de ce pacte social qui unit le peuple. Aussi la souveraineté populaire doit-elle pleinement s’exprimer dans la délibération budgétaire : c’est là une exigence fondamentale pour garantir que la démocratie relève, non d’un concept, mais bien d’une réalité que nous devons nous efforcer de faire vivre, nous, les représentants du peuple. Nous sommes, mes chers collègues, les porte-voix du peuple. La démocratie représentative est ainsi faite. Élus du peuple, nous sommes chargés, dans cet hémicycle, d’exprimer ses besoins et de répondre à ses attentes, dans l’intérêt général. En démocratie, la délibération publique appelle la confrontation des idées, l’échange des opinions et la capacité effective de décider, de trancher, de faire la loi.

 En matière de politique budgétaire, ces prérequis, décisifs en démocratie, sont aujourd’hui largement fragilisés, pour ne pas dire bafoués. De fait, depuis plusieurs années, nos discussions budgétaires tournent bien souvent au débat technique, pour ne pas dire technocratique, à mille lieues des aspirations populaires. La « technocrature » a pris le dessus et, avec elle, ce sont les logiques comptables qui ont pris la main. L’œil est désormais rivé sur les indicateurs financiers. Les experts auto-proclamés, les comptables asservis, les gestionnaires aux ordres ont pris le pouvoir ! Nos discussions et nos choix sont neutralisés par des indicateurs chiffrés censés être les incarnations du bien commun et du vivre-ensemble. Mais ce ne sont en fait là, mes chers collègues, que des grigris conçus pour ne pas décevoir ces êtres fragiles, fébriles, et que la moindre alerte met dans des états épouvantables : les marchés. C’est à vous fendre le cœur !

 La construction européenne participe indéniablement de ce mouvement technocratique, de cette confiscation du pouvoir par une poignée de techno-experts imprégnés des valeurs inhérentes à l’ordre marchand, à rebours de l’expression de la souveraineté du peuple. En témoigne l’emprise du critère des 3 % de déficit, ces sacro-saints 3 % de déficit, dont les bigots hantent désormais tant les lieux de pouvoir que la scène médiatique. Conscient de cette emprise, un Président de la République fraîchement élu avait d’ailleurs parlé de « fétichisme budgétaire » à propos du prétendu attachement des Allemands à l’excédent budgétaire : propos osés, quand on sait que ces 3 % constituent la clé de voûte du projet politique de sa propre majorité !

 S’il est un domaine dans lequel le processus d’intégration européenne s’est consolidé ces dernières années, c’est bien le domaine budgétaire, avec, à la clé, un véritable transfert de pouvoir vers l’Europe, et ce en l’absence de véritables contreparties en matière de souveraineté. Les discussions budgétaires nationales sont désormais intégrées dans un agenda contraignant, qui conduit de facto à octroyer, en cette matière, un droit de regard à la Commission européenne et aux États membres, dans le cadre du Conseil européen.

 Qu’il puisse y avoir une coordination supranationale des politiques budgétaires dès lors que l’on souhaite faire avancer le projet européen ne me paraît pas illégitime, bien au contraire. En revanche, la ligne rouge est franchie lorsque ce contrôle supranational est exercé par des institutions sans légitimité démocratique, qui prônent un agenda budgétaire orthodoxe et des réformes rétrogrades.

 Une telle évolution tend à nous mener vers une neutralisation de la chose budgétaire, comme ce fut le cas en matière monétaire. Indépendante du pouvoir politique mais certes pas du pouvoir financier, la Banque centrale européenne – BCE – opère des choix monétaires qui échappent aujourd’hui à la délibération publique. C’est ainsi qu’elle a décidé unilatéralement d’injecter, depuis plusieurs mois, des centaines de milliards d’euros dans l’économie, avec peu d’égards pour les représentants élus par le peuple. Prétendue indépendance, prétendue expertise, prétendue neutralité… Voulons-nous appliquer à la politique budgétaire ces principes qui s’appliquent aujourd’hui à la politique monétaire ? Cette question me paraît essentielle au moment où l’évolution de la construction européenne est en débat.

 En tout état de cause, c’est un fait : que l’on y soit favorable ou non, le processus d’intégration européenne a contribué à la dilution du pouvoir des parlementaires nationaux en matière budgétaire, pouvoirs déjà fort limités par la Constitution de 1958, qui s’était notamment attachée à « rationaliser » les pouvoirs du Parlement, jugé responsable des dérives d’une IVe République qui aurait rendu notre pays ingouvernable.

 Le résultat du rééquilibrage des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif est connu de tous : un Parlement cantonné à un rôle secondaire face à un pouvoir exécutif prédominant.

 Cette redéfinition des rôles est singulièrement prégnante dans l’édiction de la norme budgétaire. Un article de la Constitution en est le symbole, gravant dans le marbre l’impuissance du peuple et de ses représentants à participer activement à la définition du budget, donc des politiques publiques. C’est le fameux article 40 de la Constitution, dont je me dois ici de rappeler les termes : « Les propositions et amendements formulés par les membres du Parlement ne sont pas recevables lorsque leur adoption aurait pour conséquence soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l’aggravation d’une charge publique. » Les conséquences de cet article constitutionnel sont lourdes : il est un verrou emprisonnant l’expression parlementaire, privant le peuple et ses représentants de l’initiative de la dépense publique.

 Ainsi, les parlementaires, représentants du peuple, ne peuvent proposer d’allouer des moyens financiers additionnels aux différents budgets définis par le Gouvernement. Créer une charge pour les finances publiques leur est tout bonnement interdit. À titre d’exemple, et sans esprit de provocation – vous me connaissez – eu égard à l’actualité, les parlementaires ne peuvent créer ou revaloriser des prestations sociales. Nous ne pouvons pas davantage proposer d’augmenter le point d’indice des fonctionnaires, ni d’ailleurs élaborer un plan de soutien au secteur industriel, ni même organiser la transition écologique.

 Certes, il nous est possible – maigre lot de consolation – de modifier la répartition des crédits des programmes d’une même mission, mais à la seule condition de ne pas en augmenter le montant. En clair – et puisque je me suis longtemps intéressé au budget de l’agriculture –, pour habiller Stéphane Travert, il faudra obligatoirement déshabiller Travert Stéphane !

 Vous me rétorquerez que le peuple, par ses représentants, peut proposer de diminuer les recettes publiques, par exemple l’impôt sur le revenu ou la TVA ; mais cette diminution doit être gagée, c’est-à-dire compensée financièrement à due concurrence.

 Au total, et sans parler d’autres règles contraignantes fixées par la loi organique relative aux lois de finances, la LOLF, l’article 40 revient à placer l’exécutif en situation de quasi-monopole en matière budgétaire. L’hégémonie gouvernementale s’impose, réduisant le rôle du Parlement à la portion congrue dans l’édiction de la norme budgétaire. Pour reprendre une sentence latine : « Rome a parlé, la cause est entendue. » Le Parlement est ainsi infantilisé, déresponsabilisé, marginalisé, dans l’incapacité de formuler de véritables propositions alternatives. Ses choix sont même parfois brutalement remis en cause par le Gouvernement, lorsque celui-ci recourt aux secondes délibérations ou au vote bloqué, artifices réglementaires bafouant la délibération souveraine. Nous l’avons vu récemment au Sénat à propos des retraites agricoles.

 Ainsi, les lois de finances se succèdent, mais le pouvoir du Parlement en matière financière reste limité, sans effet réel sur les grands équilibres budgétaires.

 Ce corset serait-il gage d’efficacité budgétaire face à des représentants du peuple présumés dispendieux ? Garantirait-il la bonne santé financière de notre pays ? L’évolution de la dette publique depuis plusieurs années, ainsi que la financiarisation toujours plus forte de notre économie, apportent des réponses irrécusables à ces deux interrogations. Le dispositif a même des effets pervers, telle la multiplication des crédits d’impôts et autres dépenses fiscales, qui sape le consentement à l’impôt en rendant celui-ci illisible, injuste et inefficace.

 Mes chers collègues, l’heure est donc au retour du peuple dans nos travaux budgétaires. L’heure est venue de faire de notre Parlement un Parlement adulte. Tel est le sens de cette proposition de résolution qui, sans préjuger du débat sur la prochaine réforme constitutionnelle, invite le Gouvernement à formuler des propositions visant à renforcer le droit d’initiative parlementaire en matière budgétaire. Beaucoup ici sont d’ailleurs sensibles à cette préoccupation : nombreux sont ceux concernés par un article paru dans un grand quotidien du soir, intitulé « Des députés en guerre contre l’article 40 de la Constitution ».

 Au-delà du vote de la loi, l’article 24 de la Constitution dispose que le Parlement « contrôle l’action du Gouvernement » et « évalue les politiques publiques ». Le contrôle parlementaire est l’un des piliers de l’État de droit. C’est un droit qui s’exerce d’autant plus efficacement qu’il se conjugue à une évaluation des politiques publiques effective et tangible.

 Dans les faits, l’exercice de ce contrôle par les représentants du peuple n’est pas satisfaisant, faute de moyens humains et techniques permettant au Parlement d’être véritablement autonome. Le pouvoir législatif est tributaire de l’accès à l’information et du traitement de celle-ci dont dispose l’exécutif. Dès lors, mes chers collègues, comment évaluer et contrôler le Gouvernement s’il est le seul à disposer des données à évaluer et à contrôler ?

 Nous considérons qu’il y a lieu de garantir l’indépendance du Parlement dans l’exercice de ses prérogatives : son indépendance à l’égard du pouvoir exécutif comme à l’égard de toute autre forme de pouvoir, notamment financier. C’est bien par le renforcement de ses pouvoirs propres, de son expertise interne, notamment celle des services de la commission des finances, que le Parlement parviendra à assurer le contrôle et l’évaluation de l’action du Gouvernement dans un cadre véritablement démocratique. Notre Assemblée ne doit pas être la proie d’officines externes, prétendument indépendantes, obéissant à d’autres logiques que celles de la démocratie, du bien commun et de la souveraineté du peuple. Nous ne croyons pas aux bienfaits de l’externalisation, puisque nous avons la chance de disposer de compétences internes : celles de notre remarquable fonction publique parlementaire, des compétences tout à fait incontestables et qu’il faut renforcer.

 Aussi devons-nous être vigilants, mes chers collègues : gardons-nous bien d’engager une réforme constitutionnelle qui viserait, dit-on, à faire du Parlement un véritable contrôleur et un véritable évaluateur mais qui, in fine, viendrait sacraliser son incapacité à faire les lois de finances et consacrer son impuissance face à l’omnipotence de l’exécutif en matière budgétaire.

 Tel est l’écueil qui se présente devant nous. Nous devons certes évaluer et contrôler, mes chers collègues ; mais nous devons aussi faire la loi – y compris la loi de finances.

 Enfin, un point de notre proposition de résolution concerne spécifiquement les juridictions financières, en premier lieu la Cour des comptes. Quel symbole de la montée en puissance de la juridiction financière dans notre ordre institutionnel que la réception de son Premier président dans l’hémicycle aujourd’hui – même si elle n’est pas chose nouvelle ! Sans remettre en cause les compétences techniques de la Cour, force est de constater, et de déplorer, que celle-ci fait aujourd’hui office de mère la rigueur et d’apôtre de la réduction des dépenses publiques. Dans un passé récent, drapée dans ses certitudes de gardienne du temple libéral, il lui est arrivé de préconiser, au choix, l’augmentation du temps de travail des fonctionnaires, le gel du point d’indice ou encore la suppression de postes dans l’administration. Dans le même temps, son silence est assourdissant concernant la gabegie d’argent public que représente le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, le CICE.

 Imposer des mesures d’un côté, donner des leçons de l’autre, en restant complètement aveugle à des analyses objectives : un « deux poids, deux mesures » difficilement compréhensible et acceptable, alors que l’indépendance de l’institution est censée en garantir le fonctionnement juste et équilibré.

 Mes chers collègues, le rôle d’une cour des comptes n’est-il pas dévoyé lorsque ses travaux viennent légitimer l’orthodoxie des politiques budgétaires ? Pour pérenniser la légitimité et la crédibilité de cette juridiction financière, nous pourrions commencer par en ouvrir davantage la composition et, ainsi, permettre à une pluralité d’opinions de s’y exprimer, à une pluralité d’expériences d’y prendre sa place. À l’heure actuelle, les principales responsabilités y sont exercées par des personnes au parcours assez similaire, bien souvent énarques, comme il se doit. Nous considérons qu’en ouvrant l’institution et l’exercice de ces responsabilités à d’autres profils, venant d’autres horizons, on enrichirait les travaux de la Cour, qui alimenteraient alors utilement le débat public et la délibération politique.

 Voilà, mes chers collègues, l’ambition de cette proposition de résolution, que je vous invite naturellement à voter à l’unanimité.

 Voyez-vous, « celui qui déplace la montagne, c’est celui qui commence à enlever les petites pierres ». Cette phrase finale est de Confucius.

 

Intervention prononcée lors de la deuxième séance du lundi 18 juin à l'Assemblée nationale lors de l'examen de la proposition de résolution visant à mettre le peuple et ses aspirations au coeur des débats budgétaires, présentée par les députés du groupe GDR.

 

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