Loi Agriculture et Alimentation (EGALIM) : une succession de renoncements qui mènent à l'échec (intervention)

Publié le par André Chassaigne

 Madame la présidente, monsieur le ministre de l’agriculture et de l’alimentation, monsieur le rapporteur, mes chers collègues,

 « Au commencement était le Verbe. » À moins que ce ne soit : « Au commencement était le Rêve. »

 « Les états généraux de l’alimentation ont deux objectifs : le premier, de permettre aux agriculteurs de vivre du juste prix payé, de permettre à tous dans la chaîne de valeur de vivre dignement ; et le second, de permettre à chacune et chacun d’avoir accès à une alimentation saine, durable, sûre. Et ce que je souhaite que nous commencions à compter d’aujourd’hui, ça n’est pas de mettre en œuvre une série d’ajustements techniques, [...] mais c’est que nous puissions décider collectivement d’un changement profond de paradigme. [...] C’est pourquoi, afin de permettre aux agriculteurs de peser dans les négociations, des indicateurs de marché, des coûts de production et des contrats types par filière doivent être définis. Il faut en effet objectiver la formation des prix dans chaque filière. Le renforcement de l’Observatoire des prix et des marges est aussi nécessaire pour les accompagner et les filières doivent permettre à tous les agriculteurs d’avoir accès facilement à ces informations. »

 Les propos que je viens de vous rapporter, mes chers collègues, sont ceux du Président de la République, prononcés à Rungis le 11 octobre 2017. Il déclinait alors – je pourrais presque dire qu’il psalmodiait – les grandes mesures qui devaient être contenues dans le projet de loi que nous examinons une nouvelle fois aujourd’hui.

 Certes, je ne crois pas aux miracles, et pas davantage au miracle de la contractualisation – j’y reviendrai dans quelques instants. Mais, tout de même, lorsque l’on promet aussi clairement des avancées sur le contenu des contrats, sur l’obligation de définir des indicateurs de marché et des coûts de production, « nouveau monde » ou pas, on essaie de tenir ses engagements.

 Or, un an plus tard, quel constat faisons-nous avec ce texte ? Celui de la dilution progressive des engagements. Citons ainsi l’alinéa 15 de l’article 1er du texte : « Les organisations interprofessionnelles peuvent élaborer ou diffuser ces indicateurs qui peuvent servir d’indicateurs de référence. Elles peuvent, le cas échéant, s’appuyer sur l’observatoire mentionné à l’article L. 682-1 [du code rural et de la pêche maritime] ou sur l’établissement mentionné à l’article L. 621-1 », c’est-à-dire sur l’Observatoire des prix et des marges et sur FranceAgriMer. « Peuvent », « peuvent », « peuvent » ; le verbe « devoir » s’est ainsi miraculeusement métamorphosé en verbe « pouvoir ». Cela change beaucoup de choses, mes chers collègues, car « pouvoir » le faire et « devoir » le faire, ce n’est pas tout à fait la même chose !

 Au commencement était le Verbe. Au commencement était le Rêve...

 Continuons donc plus avant cette exégèse des renoncements. Le « Maître des horloges » présentait également, ce 11 octobre 2017, une autre exigence : celle de la visibilité pour les producteurs. Je le cite de nouveau : « Je souhaite que la contractualisation indispensable que je viens d’évoquer puisse se faire aussi sur une base pluriannuelle. […] Personne ne peut faire la transformation de son modèle productif en ayant une visibilité annuelle, parfois infra-annuelle, sur les prix d’achat. Et donc je souhaite que les négociations commerciales s’inscrivent dans une contractualisation pluriannuelle que ces contrats porteront, qui donneront de la visibilité à tous les acteurs de la chaîne et qui permettront ainsi les réorganisations indispensables pour chacune et chacun. Nous encouragerons donc la contractualisation pluriannuelle sur trois à cinq ans, qui permet de sortir de l’incertitude et de se projeter. »

 J’ai eu beau chercher, dans le texte qui nous est soumis, l’obligation d’une contractualisation pluriannuelle, voire un simple encouragement, elle n’y figure pas. Seule est inscrite l’exigence de faire figurer dans les contrats « la durée du contrat ou de l’accord-cadre ».

 Au commencement était le Verbe. Au commencement était le Rêve...

 Dernière citation jupitérienne, toujours le 11 octobre 2017 : « L’État prendra quant à lui ses responsabilités pour une pleine application des dispositions de la loi sur la transparence, la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique, avec un contrôle effectif et des sanctions véritablement appliquées. Il n’est pas acceptable que certaines entreprises ne respectent pas la loi en ne publiant pas leurs comptes, par exemple, et faussent, ce faisant, de fait, la réalité de la discussion dans une filière. À ce titre, l’administration procédera aux injonctions et aux amendes prévues par la loi. »

 Le Président a bien prononcé : « procédera ». Or que retrouvons-nous à l’alinéa 3 de l’article 5 quinquies du texte ? « Lorsque les dirigeants d’une société commerciale transformant des produits agricoles, commercialisant des produits alimentaires, exploitant, directement ou indirectement, un ou plusieurs magasins de commerce de détail de produits de grande consommation ou intervenant dans le secteur de la distribution comme centrale de référencement ou d’achat d’entreprises de commerce de détail ne procèdent pas au dépôt des comptes dans les conditions et délais prévus aux articles L. 232-21 à L. 232-23 [du code de commerce], le président du tribunal de commerce peut adresser à cette société une injonction de le faire à bref délai sous astreinte. » Nous lisons bien : « peut ».

 Si je fais ainsi le choix de commencer mon propos par le Verbe présidentiel ou, plutôt, par le verbatim du discours de Rungis, c’est pour bien rendre compte du glissement progressif qui s’est opéré entre l’envolée des engagements initiaux et l’atterrissage législatif ; c’est pour bien comprendre pourquoi, après avoir soulevé beaucoup d’espoirs, ce projet de loi et l’ensemble de la politique agricole que vous conduisez depuis un an, monsieur le ministre, sont si sévèrement critiqués. Car ces glissements sémantiques, extirpés du texte, sont révélateurs d’un double renoncement : le renoncement à prendre en compte la réalité des rapports de force qui structurent aujourd’hui le secteur agricole et alimentaire ; le renoncement à imposer un retour de la puissance publique et du législateur pour contrecarrer la domination outrancière des acteurs de l’aval, grande distribution et grands groupes transnationaux de l’agroalimentaire en tête.

 Reconnaissons tout de même au Président de la République une qualité de visionnaire, puisqu’il avait tenu à préciser, toujours le 11 octobre 2017, que ce qu’il souhaitait mettre en œuvre n’était pas « une série d’ajustements techniques ». La crainte était justifiée, car précisément, en définitive, ce texte est essentiellement une série d’ajustements techniques, qui seront, en l’état, sans effet sur l’équilibre général des relations commerciales dans le secteur alimentaire.

 J’ai toujours été, pour ma part, très réservé sur la capacité intrinsèque de la contractualisation à régler des problèmes économiques et commerciaux qui sont structurels dans le domaine agricole, si spécifique, qui mériterait au contraire d’être exclu des règles de concurrence. Ma conviction, notre conviction, la conviction des députés communistes, c’est qu’il faut ouvrir d’autres pistes, bien plus coercitives, d’intervention publique. À l’opposé, le positionnement que vous adoptez aujourd’hui va conduire à un texte certes très technique, mais, dans les faits, dépourvu de la moindre efficacité en matière d’équilibre des relations commerciales. Il ne modifiera en rien les rapports de force – les organisations agricoles ne s’y trompent pas. Ce texte ne changera rien, ou alors il changera les choses seulement à la marge, car il reste inscrit dans un modèle économique qui favorise le plus fort.

 Mais, soyons lucides, ce renoncement est d’abord une impuissance consentie – je dis bien : une impuissance consentie. Car, même après le discours de Rungis, les principaux acteurs n’ont jamais craint de devoir modifier leurs pratiques abusives préjudiciables aux producteurs. À peine les échanges avaient-ils commencé au sein des filières professionnelles sur la répartition des marges et d’éventuels indicateurs prenant en compte les coûts de production que les transformateurs et la grande distribution ont botté en touche.

 En atteste, en ce début de mois de septembre, la déclaration de la Fédération nationale des producteurs de lait : « Nous sommes censés nous entendre sur des indicateurs de valorisation de l’ensemble des marchés laitiers : c’est écrit noir sur blanc dans les plans de filière signés par toutes les parties… et pourtant les transformateurs refusent cette nécessaire transparence. »

 Lactalis, numéro un mondial des produits laitiers, le confirme ouvertement : « Nous sommes d’accord pour un indicateur public des prix. Mais nous nous réservons le droit de moduler les prix aux producteurs en fonction du marché. » « En fonction du marché » : la boucle est bouclée.

 Quant à la grande distribution, on n’entend même plus parler ses représentants. C’est dire, monsieur le ministre, s’ils ont peur de la mise en œuvre du texte ! Ils pourront continuer à communiquer, en tête de gondole, sur leurs « engagements pour des relations commerciales plus respectueuses et apaisées », sur le « dialogue avec le fournisseur » et sur la « confiance dans la relation », valeurs pleinement respectées – on le sait, on le voit, on le constate… – dans chacune des négociations commerciales actuelles !

 Ce que nous devons dire et redire, mes chers collègues, c’est bien que les réformes successives de la politique agricole commune et de la politique commerciale au niveau européen ainsi que les déclinaisons nationales de ces choix politiques ont fait de la concurrence « libre et non faussée » le levier central de l’organisation des échanges. Ce sont ces choix qui ont logiquement conduit à la disparition des mécanismes de régulation des productions et des prix.

 Les agriculteurs, premières victimes, mais aussi les consommateurs, sont ainsi devenus une simple variable d’ajustement dans la guerre de profitabilité que se livrent les groupes transnationaux de l’agroalimentaire et de la distribution. Cette guerre défait toute la chaîne de valeur. Cette guerre sape toute construction d’une politique agricole durable et juste pour les producteurs. Cette guerre fragilise l’ensemble du secteur agroalimentaire français, pourtant stratégique pour l’économie nationale en termes d’emplois, de balance commerciale, mais aussi de structuration de notre territoire.

 Mais la plus grande hypocrisie politique se révèle dans le constat que la France, gouvernement après gouvernement, a non seulement accompagné cette voie de la libéralisation des échanges agricoles, mais a même fait tout son possible pour accentuer la dérégulation des activités commerciales.

 Et à ce stade, mes chers collègues, vous me permettrez tout de même de faire un bref rappel historique. Il y a dix ans exactement, en 2008 – eh oui, j’étais déjà sur ces bancs ! –, la loi Chatel, puis la loi de modernisation de l’économie, dite LME, directement inspirée des travaux de la commission Attali « pour la libération de la croissance française », ont servi d’appui pour accentuer la pression sur les fournisseurs dans les négociations commerciales et, par ricochet, sur les producteurs.

 Curieusement, les représentants des grands groupes transnationaux, dont certains du secteur de la transformation et de l’agroalimentaire, constituaient l’essentiel de cette commission Attali qui, tenez-vous bien, affichait ainsi la couleur dans l’introduction de son rapport : « Ceci n’est ni un rapport, ni une étude, mais un mode d’emploi pour des réformes urgentes et fondatrices. Il n’est ni partisan, ni bipartisan : il est non partisan. » La formule doit sans doute vous rappeler quelque chose.

 Le rapporteur général adjoint de cette commission était un tout jeune inspecteur des finances. Je crois, au risque de me tromper, que son nom était Macron. Oui, je crois... Oui, Macron Emmanuel. Emmanuel Macron.

 Dois-je, chers collègues de la majorité, pousser le vice jusqu’à vous rappeler les propositions défendues à l’époque par la commission Attali-Macron ou Macron-Attali ?

 Poussons donc le vice jusque-là. Mesure 202 : « Instaurer la liberté tarifaire ». Mesure 203 : « Lever l’interdiction dite de "revente à perte" ». Et puis, le clou du spectacle, mesure 204 : « Abroger les dispositifs du code de commerce qui font obstacle à la libre négociation de conditions commerciales entre fournisseurs et distributeurs ».

 Abroger les dispositifs du code de commerce... Vous comprendrez sans doute pourquoi les principaux opérateurs économiques du secteur n’ont pas beaucoup de souci à se faire lorsqu’ils analysent un projet de loi dicté par l’Élysée et qui, dans ses articles 9 et 10, renvoie systématiquement aux ordonnances tout relèvement du seuil de revente à perte et toutes – je dis bien toutes – les dispositions d’encadrement des pratiques promotionnelles et des conditions générales de vente. Certes, ils doivent avoir peur...

 Il y a dix ans, lors des débats sur la LME, nous nous opposions fermement, nous autres députés communistes, à la libéralisation des relations commerciales au vu de la structuration des filières agricoles et agroalimentaires, avec une concentration excessive des centrales d’achat, un tissu de PME éparpillé et des producteurs peu organisés. Il faut croire que nous avions, comme souvent, raison trop tôt.

 À l’époque, nous dénoncions une contractualisation qui ne pouvait être gagnante pour toutes les parties, car elle était laissée au seul jeu des forces du marché. En 2010, lors de l’examen de la loi de modernisation de l’agriculture, présentée par... – je cherche le nom. Qui était ministre de l’agriculture en 2010 ? Oui, Bruno Le Maire ! –, j’avais de nouveau insisté sur le mirage de la contractualisation, le renard étant toujours plus libre dans le poulailler !

 Nous voyons huit ans plus tard combien les relations commerciales ont été favorables aux producteurs. Il faut se rappeler ce qu’on nous avait promis à l’époque sur la contractualisation et se rappeler les propos que pouvait tenir à cette tribune l’ancien ministre de l’agriculture Bruno Le Maire.

 Depuis, nous n’avons eu de cesse de proposer la mise en place d’outils permettant à la puissance publique, aux agriculteurs et aux interprofessions d’intervenir directement sur la construction des prix d’achat. Conférence annuelle, définition de prix planchers, coefficient multiplicateur, déclenchement d’un encadrement des marges de la distribution en cas de crise… Ces outils de bon sens sont toujours rejetés par dogmatisme libéral, alors qu’ils sont les seuls à même de bousculer des rapports de force totalement défavorables aux producteurs. Nous continuerons de les défendre après l’adoption de ce texte minimaliste et même avant, au cours de nos débats.

 Globalement, nous disposons d’ailleurs d’une vision assez claire des marges de chacun des acteurs, même si certains continuent de ne pas vouloir transmettre leurs comptes, et si nous ne sommes pas dupes des nombreux mécanismes qui permettent de faire du camouflage dans le détail des comptes des sociétés. Mais alors que le législateur ne cesse d’intervenir pour tenter de restaurer « la loyauté » ou « l’équilibre » des relations commerciales, il ne veut surtout pas transformer en profondeur les rapports de force.

 Le texte dont nous débattons aujourd’hui n’échappe pas à la règle. Si certains déchantent au regard de son contenu, c’est qu’après les belles exhortations présidentielles des états généraux de l’alimentation, vous touchez, monsieur le ministre, les limites de l’exercice de communication. Car, vous le savez, chacun le sait, nous ne ferons même pas le premier pas sur la route d’un rééquilibrage, même partiel, de la répartition de la valeur ajoutée au bénéfice des producteurs.

 Mais nous comprenons que vous êtes sur une position difficile, voire douloureuse, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, coincés que vous êtes entre le marteau des intérêts financiers et les promesses sans lendemain de votre éminent mentor présidentiel, coincés et en tout cas bien loin de ce que les agriculteurs attendaient.

 Nous voyons avec ce texte, comme avec tous les autres, que le nouveau monde promis, c’est tout simplement celui de la doctrine néolibérale.

 Toute la doctrine, rien que la doctrine, et au final, un atterrissage législatif totalement différent des envolées de la communication !

 Est-ce en lien avec un volet fondamental de votre politique agricole qui n’est pas abordé par le texte, à l’exception fugace d’un alinéa à l’article 11 undecies ? Je veux parler de la poursuite sans frein de l’ouverture aux échanges commerciaux internationaux.

 Sur ce point d’ailleurs, toujours au commencement, le 11 octobre 2017, le Président de la République avait été très clair. Il prévenait : « Je veux aussi être très clair sur la mise en œuvre du CETA, elle sera […] parfaitement conforme aux normes européennes sur la santé et l’environnement pour empêcher toute concurrence déloyale sur le marché européen. Et donc pour être très clair, […] dans la mesure où la réglementation française et européenne interdit la commercialisation d’un […] produit, évidemment elle l’interdira pour tous les produits importés par le biais du CETA et les contrôles seront drastiques à cet égard ! Et aucun traité commercial ne vous propose d’avoir un droit qui est inférieur à ce que vous opposez à vos propres acteurs. Il y a donc sur ce sujet parfois des malentendus ou des contre-vérités que je veux ici pleinement lever. Les conditions posées par le rapport d’experts seront pleinement mises en œuvre dès la semaine prochaine, mais tout le droit européen, toutes nos normes environnementales, sanitaires, sécuritaires concernent toutes les filières qui sont les vôtres, seront évidemment pleinement défendues et respectées par l’ensemble des produits importés dans le cadre de ce traité comme dans le cadre de tout traité commercial. »

 Superbe ! Quel engagement musclé du Président de la République ! Et quel défi !

 Mais quels moyens allez-vous engager, monsieur le ministre, pour contrôler et interdire toute importation de viandes d’animaux nourris aux farines animales ou traités aux antibiotiques dans chacun des traités commerciaux en cours de négociation ? Quels moyens ?

 Que ferez-vous demain, après la signature de la dizaine d’accords de libre-échange en cours, puisque le Président de la République souhaite que « toutes nos normes environnementales, sanitaires, sécuritaires » qui « concernent toutes les filières » soient « défendues et respectées par l’ensemble des produits importés »  ? Que ferez-vous demain, monsieur le ministre ?

 Comment vous y prendrez-vous pour interdire l’entrée sur notre marché de productions végétales et animales ayant inclus dans leur cycle de production ou via l’alimentation animale l’utilisation de néonicotinoïdes ou de produits aux  « modes d’action identiques à ceux de la famille des néonicotinoïdes », mentionnés à l’article 14 septies du texte ?

 Comment comptez-vous interdire toute production ayant été produite sur des parcelles traitées au glyphosate ?

 Au commencement était le Verbe. Au commencement était le Rêve.

 Quand on connaît l’ampleur des dumpings sociaux et environnementaux qui accompagnent la poursuite effrénée de l’ouverture du marché agricole européen, on se plaît nous aussi à rêver, à rêver à la pleine mise en application de la parole élyséenne.

 C’est pourquoi nous vous proposerons, en toute cohérence avec les engagements du Président de la République, d’interdire par amendement à l’article 11 undecies tout accord de libre-échange contrevenant au respect des principes de réciprocité et d’égalité quant aux conditions de production. Mais ma hantise, monsieur le ministre, c’est de vous voir refuser de lever l’hypocrisie politique du pouvoir dans ce domaine.

 Car les importations constituent aujourd’hui un des leviers majeurs, pour ne pas dire essentiel, des groupes transnationaux de l’industrie agroalimentaire et de la distribution pour assurer leurs stratégies de marges et de rentabilité financière. Voilà pourquoi l’essentiel du travail de communication politique des derniers mois a consisté à entretenir l’illusion d’un volontarisme au service des producteurs – un volontarisme qui s’opérerait sur la base d’une simple évolution du droit commercial interne, mais en occultant bien évidemment le fond du contenu des politiques économiques soutenues au niveau communautaire et international. Un grand écart qui se résume fort bien dans cette question – je pense, monsieur le ministre, que vous y répondrez – : peut-on promettre des prix rémunérateurs aux paysans et dans le même temps augmenter les importations ?

 Oui, « dans le même temps ». Vous le savez très bien, mes chers collègues, en surfant sur l’achat de produits agricoles à très bas prix, et par conséquent à très bas salaires, sans aucune exigence quant aux conditions sociales, environnementales et sanitaires, la guerre de profitabilité que se mènent les grands groupes transnationaux s’appuie sur la conquête permanente de marges sur la transformation et la distribution. Et cette stratégie d’importation se construit sur deux pieds : une concurrence communautaire en l’absence d’harmonisation des conditions sociales et environnementales de production au sein de l’Union européenne ; une concurrence extracommunautaire avec le déploiement récent de nouveaux accords de libre-échange.

 La conduite à marche forcée des négociations d’accords de libre-échange bilatéraux de l’Union européenne avec près d’une douzaine de pays dans le monde est une nouvelle et colossale étape dans l’ouverture aux importations, au seul service des transnationales des industries agroalimentaires et de la distribution, en lien avec les autres secteurs économiques.

 Preuve en est l’audition par notre Assemblée de Phil Hogan, commissaire européen à l’agriculture, le 10 octobre 2017, veille du discours de Rungis, sur les conséquences du traité de libre-échange avec le Canada, le CETA. La commission des affaires économiques, la commission des affaires européennes, ainsi que d’autres peut-être, étaient réunies pour l’écouter.

 Que nous a-t-il dit avec un naturel désarmant ? « Il faut faire des compromis et des concessions en matière agricole pour que les secteurs financiers et industriels, créateurs d’emplois en France comme ailleurs en Europe, bénéficient également de ces accords. »

 Ainsi a parlé Phil Hogan le 10 octobre 2017 à l’Assemblée nationale française. Tout est là.

 De quoi justifier sans rechigner l’arrivée sans droits de douane de 50 000 tonnes supplémentaires de viandes bovines canadiennes d’animaux engraissés aux farines animales et aux antibiotiques. De quoi justifier sans rechigner l’arrivée de 100 000 tonnes supplémentaires, essentiellement d’origine brésilienne, dans le cadre de l’accord avec les pays du MERCOSUR – le Marché commun du Sud – à l’heure des scandales sanitaires sur des viandes avariées écoulées sur le marché mondial.

 Et que dire, monsieur le ministre, de l’ouverture des négociations avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande, deux pays qui ont déjà inondé ces vingt dernières années le marché de la viande ovine, mais qui ne manqueront pas de faire valoir leurs nouveaux intérêts ?

 Vous le voyez, comme beaucoup d’acteurs du monde agricole et de la société civile, nous jugeons très sévèrement le contenu de ce texte.

 Nous le jugeons d’autant plus sévèrement que nous constatons un grand écart entre son contenu et les annonces initiales. La technicité juridique de ses soixante pages ne peut masquer l’extrême faiblesse des outils et des moyens publics mis en place pour « renverser la logique de construction des prix ». Il fallait plus d’État pour accompagner la fabrication du prix : vous répondez « plus de contrats et de droit commercial », mais sans contraintes réelles. Et ce qui est gravissime, c’est que vous entretenez une illusion mortifère ; une illusion qui conduit à détourner le regard des causes profondes des déséquilibres économiques et commerciaux du secteur agricole et alimentaire ; une illusion pour occulter votre appétence à appliquer à l’agriculture les potions néolibérales, à l’opposé de l’exigence consistant à les rejeter pour relever les défis d’une agriculture durable en France, en Europe, comme dans le monde. En vous inscrivant pleinement dans le moule de la pensée économique dominante, vous vous condamnez à l’impuissance.

 Cela vaut au niveau français comme sur le plan de votre action européenne. Politiquement, il faut défendre l’exception agricole. Il faut extirper des griffes des marchés et de la concurrence mondiale une activité qui répond à un besoin fondamental de l’humanité. Mais plutôt que de bousculer l’Europe libérale, vous vous coulez dans le moule de ce que vous croyez être la règle communautaire. La France peut bien davantage, mais vous refusez le combat. Les dernières semaines nous l’ont montré, vous refusez d’affronter les puissances d’argent, les lobbys dominants. Je le dis sans détour, je crains que votre attitude ne conduise demain à lâcher la seule politique européenne intégrée qui demeure, la PAC. Je m’opposerai – les députés communistes s’opposeront –  fermement à cet abandon, qui condamnerait toute mise en œuvre d’une transition agricole durable sur l’autel du libre-échange.

 Au commencement était le Verbe. Au commencement était le Rêve. Demain viendra inéluctablement l’heure de la contrition, mais il sera trop tard.

 

Intervention prononcée le jeudi 13 septembre 2018 lors de l'examen en nouvelle lecture du projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous.

Voir l'intervention en vidéo ici. 

 

Loi Agriculture et Alimentation (EGALIM) : une succession de renoncements qui mènent à l'échec (intervention)
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