Cuba, une belle leçon de démocratie active - Entretien dans l'Humanité Dimanche
Le 24 février les Cubains sont appelés à se prononcer par référendum sur leur nouvelle constitution. Comment avez-vous été amené à vous y intéresser ?
Il est naturel pour un communiste de s’intéresser à l’élaboration de cette nouvelle constitution. C’est de l’exemplarité de la Révolution cubaine dont il est question dans le contexte d’une déstabilisation orchestrée de tous les pays progressistes d’Amérique Latine et de diabolisation du régime cubain que les Etats-Unis qualifient de « tyrannique ». Je me réjouis donc que la lucidité politique des dirigeants et du peuple cubains conduise à de si importantes évolutions dans la permanence du processus révolutionnaire. Une lucidité politique qui a ses fondements dans le constat des insuffisances du « modèle cubain », souvent soulignées par Fidel Castro lui-même. Cette conscience des évolutions indispensables explique aujourd’hui le bouillonnement démocratique animant le peuple cubain pour écrire leur nouvelle constitution, qui remplacera celle de 1976.
Les observateurs pointent le fait que des éléments économiques comme le marché, la propriété privée et l’investissement étranger sont intégrés dans ce texte. Est-ce la fin du Cuba socialiste ?
Levons d’abord toutes les interprétations sur un soi-disant abandon des objectifs révolutionnaires : la nouvelle Constitution stipule sans ambiguïté que le Parti communiste « organise et oriente les efforts communs vers les objectifs suprêmes de la construction du socialisme et de l’avancée vers la société communiste ». Elle réaffirme clairement « le caractère socialiste » du régime.
Certes, elle reconnaît le marché comme faisant partie de l’économie cubaine. Elle apporte ainsi une base constitutionnelle à l’actualisation du modèle économique, qui a déjà permis à 600 000 Cubains de sortir de la simple « débrouille » avec une activité « à compte propre » : ces petits entrepreneurs représentent aujourd’hui environ 13 % des travailleurs du pays. Ces évolutions ne sont vraisemblablement pas étrangères à une croissance économique supérieure à 1 % en 2018, sans aucun doute insuffisante mais à saluer au regard du renforcement du blocus américain sous l’administration Trump, de la crise que vit le Venezuela, principal partenaire commercial du pays (plus de 20 % des échanges), et des conséquences terribles de l’ouragan Irma en septembre 2017.
Quant à la question de la propriété, elle a ouvert un intense débat pour qu’il n’y ait pas une concentration des richesses. Le sujet est polémique dans une société imprégnée depuis 60 ans d’une forme d’égalitarisme. Mais faut-il par exemple interdire à un artiste ou à un entrepreneur indépendant de disposer d’une certaine richesse acquise grâce à son talent, son sens de l’innovation, ses efforts personnels ?
Le curseur n’est pas facile à placer. La nouvelle constitution a fait le choix, pour empêcher un enrichissement excessif, d’interdire la concentration de la propriété tout en reconnaissant la propriété privée au côté de la propriété socialiste, qui appartient au peuple tout entier, et de la propriété coopérative qui devrait connaître un important développement.
Elle autorise aussi les investissements étrangers. C’est une nécessité économique, notamment pour vivifier la « zone de développement spécial (ZED) de Mariel, dont la vocation est de devenir l’un des plus importants ports en eau profonde de la Caraïbe, mais aussi pour mobiliser les fonds ouverts à la suite de la restructuration de la dette cubaine.
Les changements apportés par cette nouvelle constitution se limitent-ils à ces bouleversements du système économique ?
Ils sont aussi très importants sur le plan institutionnel. Le chef de l’Etat cumule actuellement la présidence du gouvernement et celle du Conseil d’Etat, organisme élu par l’Assemblée nationale et exerçant le pouvoir législatif entre les sessions. Dans la nouvelle constitution, le Président de la République, chef de l’Etat, aura à ses côtés un Premier Ministre, chef du gouvernement. Il faut savoir que déjà le Président Miguel Diaz-Canel, contrairement à ses prédécesseurs, n’occupe pas la fonction de Premier Secrétaire du parti communiste, toujours assumée par Raul Castro. Cette séparation des fonctions bouscule la présidentialisation du pouvoir autour d’une seule personne. De plus, le pouvoir législatif sera renforcé : le Président de l’Assemblée nationale assurera désormais la Présidence du Conseil d’Etat. Le Président de la République sera élu par l’Assemblée nationale, qui comprend actuellement 605 député(e)s, dont 53,2 % de femmes, élu(e)s à l’issue d’un long processus démocratique s’appuyant sur une citoyenneté active à l’opposé de notre démocratie délégataire.
Sur le plan sociétal, les évolutions sont plus limitées. L’article le plus discuté portait sur le mariage homosexuel et l’autorisation des couples homosexuels à adopter. Le sujet a cristallisé les oppositions, notamment chez les personnes âgées et les ruraux, pour des raisons liées aux religions et à la conception traditionnelle de la famille. Au final, la nouvelle constitution n’a pas intégré cette nouvelle définition du mariage. C’est regrettable mais le débat continue jusqu’à une consultation de population dans un délai de 2 ans par voie de référendum.
Que penser du processus d’élaboration de cette constitution ?
Il est exemplaire : 3 mois de débats sur le texte proposé par l’Assemblée Nationale. Sur 11 millions de Cubains, 7,4 millions ont participé à plus de 100 000 débats dans les quartiers et villages, sur les lieux de travail et à l’université. Le projet a fait l’objet d’un nombre considérable de propositions d’amendements. C’est une nouvelle mouture qui a été adoptée ensuite par l’Assemblée Nationale.
Mais la consultation populaire ne s’arrête pas là. La Constitution est soumise à un référendum, organisé en aboutissement de cet exceptionnel processus démocratique. Il donne toute sa dimension au colossal enjeu que constitue l’adoption de la loi fondamentale qui scelle le contrat d’une nation.
Un vrai « grand débat » en somme ?
Une belle leçon de démocratie active, à l’opposé de ce que nous vivons en France avec le refus des majorités successives de mettre en débat dans le peuple une nouvelle constitution alors que celle de la Ve République est à bout de souffle. Un contraste saisissant avec la volonté du Président Macron de modifier la constitution à la marge, par la seule voie parlementaire, ou en instrumentalisant la parole populaire par un référendum qui écarterait les grands enjeux de transformation institutionnelle, en ciblant sur la réduction du nombre de parlementaires et l’introduction d’une dose de proportionnelle.
Est-ce que cela vous donne des idées pour la réforme constitutionnelle mise en chantier dans notre pays ?
Je n’ai pas le culte du modèle et ne suis pas à la recherche d’une potion magique. Mais la force du processus démocratique cubain dans cette réforme institutionnelle et l’importance des mutations engagées font rêver le député que je suis, confronté au quotidien à un système libéral qui rejette toute nouvelle répartition des richesses et stérilise la voix du peuple. Mais le chantier est ouvert : à la mobilisation populaire d’imposer une nouvelle constitution pour une 6e république.
Interview réalisé avec Stéphane Sahuc et publié dans L'Humanité Dimanche du 21 au 27 février 2019.