« Il faut sortir l’agriculture de l’archaïsme libéral »

Publié le par André Chassaigne

ENTRETIEN RÉALISÉ PAR TANIA MELLER ET PUBLIÉ DANS LE JOURNAL L'HUMANITÉ DU 30 AOÛT 2016.

Pour le président du groupe des députés de la Gauche démocrate et républicaine (GDR), André Chassaigne, la crise du lait témoigne de la « dérive politique de l’Europe toute entière ».

 

Le conflit entre Lactalis et les éleveurs est-il un symptôme de la crise agricole qui secoue notre pays ?

 

André Chassaigne. Oui. 260 euros la tonne de lait, c’est le prix d’achat pratiqué par Lactalis en ce mois d’août 2016. 350 à 400 euros, c’est le coût moyen de production de la tonne de lait dans une exploitation. Ces chiffres permettent de mesurer l’extrême gravité de la situation des éleveurs en lutte pour leur survie. Mais bien au-delà, ils témoignent d’une dérive politique qui concerne l’Europe toute entière. Car à chaque fois que je les entends, je pense au fameux article 33 du Traité instituant la Communauté européenne, devenu l’article 39 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne : « La politique agricole commune a pour but (…) d’assurer un niveau de vie équitable à la population agricole, notamment par le relèvement du revenu individuel de ceux qui travaillent en agriculture ». 50 ans plus tard, qu’en est-il de ce principe fondateur de la Politique agricole commune (PAC) de 1962 ? Les libéraux qui portaient cette exigence au cœur de ces traités – que j’ai par ailleurs si vivement combattus – ne seraient-ils pas aujourd’hui des progressistes en défendant cet héritage ? Cette interpellation n’est pas anodine au regard d’une Europe à la dérive où la pression des marchés, de la contrainte budgétaire et l’obsession de l’inscription dans la compétition internationale supplantent désormais toute logique politique et toute perspective de progrès en commun.

 

La PAC pourrait donc servir de boussole à une Europe à la dérive ?

 

André Chassaigne. Avec son histoire, elle peut en effet servir de guide pour montrer le nouveau chemin qu’il nous faut prendre d’urgence, sous peine de voir se déliter toute perspective de construction partagée et d’ambition commune pour les peuples européens. Car si l’agriculture française, et plus largement européenne, vit aujourd’hui une crise majeure, ce qui est certain, c’est que cette crise n’a plus rien de conjoncturelle. Elle est structurelle, résultat d’un abandon progressif de tous les outils de régulation et d’intervention sur les marchés. Face au désespoir et à la colère qu’elle suscite, les rustines et « plans d’urgence » qui se succèdent avec leurs lots d’enveloppes de « soutiens » et de « mesures d’allègement » temporaires de cotisations ne peuvent plus servir de voile pour mieux laisser faire les logiques à l’œuvre. Il est encore temps de rebondir et proposer une véritable alternative.

 

Comment reconstruire une politique agricole européenne ?

 

André Chassaigne. Il faut commencer par déconstruire une idée fausse : oui, l’Europe et la France en ont les moyens ! Car les 50 milliards d’euros que représente aujourd’hui le budget annuel de la PAC n’est qu’une goutte d’eau au regard des richesses produites chaque année au sein de l’UE : 14 000 milliards ! Face à ces chiffres, qui peut encore être crédible en dénonçant le coût exorbitant de la PAC – la fameuse rengaine sur les 40 % du budget européen – quand une politique aussi essentielle ne s’appuie que sur 0,35 % des richesses créées ? Il ne manque donc qu’une volonté politique forte qui passe d’abord par une claire conscience des enjeux, et par un tout autre rapport de forces avec les tenants du « petit manuel libéral » appliqué au secteur agricole, qu’ils se trouvent dans les couloirs de la Commission ou dans les conseils d’administration des grands groupes de l’agroalimentaire et de la distribution. Les produits agricoles, base de notre alimentation, ne peuvent être considérés comme de simples marchandises librement échangeables et soumises à toutes les stratégies spéculatives sans prendre en compte le fait qu’ils satisfont à un besoin premier de l’humanité. Sans oublier que notre santé, notre bien-être et la dynamique économique et sociale de l’ensemble des territoires ruraux dépendent des conditions de production et de qualité de ces produits. L’urgence est extrême. Il faut rebâtir un « nouveau pacte agricole et alimentaire » avec les 500 millions d’Européens. Il doit être fondé sur trois points clés : la garantie des revenus et du niveau de vie de l’ensemble des agriculteurs européens, seul gage du maintien et de la croissance de l’emploi agricole sur tous les territoires ; la montée en qualité de l’ensemble des productions européennes ; et, de fait, la pleine maîtrise de notre souveraineté alimentaire. La garantie des prix d’achat aux producteurs, véritable mamelle de la construction de la PAC de 1962, doit retrouver une nouvelle force dans une mondialisation libérale qui pousse une concurrence déloyale et faussée par tous les dumpings sociaux, environnementaux et commerciaux. Le passage à des pratiques agricoles plus durables ne peut être envisagé que de façon globale et inclusive, très loin du simple affichage ou de la communication politique autour de quelques niches « vertement vertueuses » sans impact réel sur les enjeux environnementaux et sanitaires. Ce processus doit être l’objet d’une très grande ambition européenne en faveur de la montée en gamme de toutes les productions, accompagnées d’un développement majeur des volumes sous signe de qualité et d’origine, avec des organisations de producteurs fortes et territorialisées.

 

Vous parlez de « maîtrise de la souveraineté ». Comment la reconquérir, à l’heure des accords de libre-échange ?

 

André Chassaigne. Cela implique de sortir au plus vite de de l’archaïsme libéral d’une économie de « bons trocs » que symbolisent tous ces accords, où les milliers de tonnes de nouveaux produits agricoles en provenance de pays tiers font l’objet de monnaie d’échange pour placer nos produits industriels ou nos services. Il n’y a pas plus grande hypocrisie que de s’afficher en défenseur des producteurs français de races à viande, tout en négociant le voyage au long cours de dizaines de milliers de tonnes de bœuf américain ou canadien vers l’UE ! La force de conviction qui doit accompagner la nécessité d’un  nouveau pacte agricole et alimentaire peut bouleverser les plans de bataille des forces de la finance. Les agriculteurs se lèvent, se battent, proposent. Mais au-delà, il faut un rassemblement le plus large des agriculteurs et des citoyens-consommateurs européens pour trouver les voies de la construction partagée et faire irruption dans le rapport de forces politique qui est engagé. Personne ne gagnera un changement de cap dans son coin, en essayant de s’en sortir individuellement au cœur d’une crise systémique. C’est pourquoi nous soutenons et relayons sans réserve la lutte des éleveurs qui sont aujourd’hui des « forçats de la faim » du néolibéralisme.

 

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