Démocratie : l'exigence d'un nouveau partage des pouvoirs
Un constat : la démocratie confisquée
Penser une République solidaire et citoyenne, c’est d’abord partir d’un constat alarmant, celui de l’exclusion du champ politique d’une très grande partie des classes populaires. Cette crise de représentation conduit à l’affaiblissement du débat et de la participation démocratiques avec le rejet grandissant de la politique, et en particulier dans l’expression institutionnelle.
Cette dérive tient essentiellement aux mécanismes d’annexion des moyens et des capacités de réflexion des classes populaires par la classe dominante. L’appropriation des intelligences individuelles et collectives conduit à la confiscation par les institutions de la parole publique sur les choix politiques et de société. N’est-ce-pas Rousseau qui écrivait, dans le Contrat social (1762), que le peuple (anglais) « pense être libre » alors qu’il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement : « Sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien ».
Toutes les formes de domination qu’entretient la classe dominante visent en effet à maintenir ou à développer, le plus souvent par consentement plutôt que par la force publique, une idéologie conservatrice, fondée sur les supposés dons et mérites individuels.
Ainsi, la pratique politique se restreint à une « fabrique à consentement » s’appuyant sur une logique de délégation et de personnalisation des pouvoirs, devenue le fondement de la démocratie institutionnelle, et fortement médiatisée. D’autant plus que la constitution de la 5ème République a sanctuarisé cette personnalisation au sommet de l’Etat avec l’élection du Président de la république.
Derrière les grands principes républicains, et parfois au corps défendant de ceux qui les promeuvent, se cachent en réalité des processus profondément contraires à l’idéal républicain de participation de tous à la construction de l’intérêt général. Comme le résume Jean-Paul Jouary, dans une tribune récente parue dans L’Humanité, « dans les démocraties représentatives, dont la France, le suffrage universel ne conduit pas à choisir une politique mais une personnalité ou un groupe d’élus, non pas chargés d’appliquer une politique, mais soudain dépositaires d’un véritable pouvoir face auquel les citoyens n’ont plus aucun moyen réel autre que les diverses formes de luttes sociales. Entre deux votes, le peuple n’est donc « plus rien », selon l’expression de Jean-Jacques Rousseau. Ainsi un nouveau président peut-il - comme c’est le cas en France depuis tant d’années – pratiquer une politique sans rapport avec les discours qui avaient conduit les citoyens à lui confier ce pouvoir, sans que rien dans les institutions ne leur permette de le reprendre. (…) Dès lors, on finit, comme ne cesse de l’entendre ces jours-ci, par nommer « courage politique » le fait d’imposer une politique que le peuple désapprouve, et « populisme » toute aspiration à ce que les citoyens participent activement aux décisions. »
Au niveau local, la décentralisation a reproduit avec les collectivités territoriales les mêmes dérives que la 5ème République. Le poids des élus s’est renforcé, mais ils se sont progressivement repliés sur leur territoire dans des logiques de fief électoral. La personnalisation du pouvoir pousse à une sacralisation par le suffrage universel, avec des responsables des grandes collectivités demandant toujours plus de reconnaissance et de pouvoir, en surévaluant par exemple leurs possibilités et leurs capacités d’intervention, s’inscrivant dans des logiques de compétition et de concurrence territoriales, allant jusqu’à la dépendance aux agences de notation, voire leur instrumentalisation pour valoriser sa propre gestion.
Au sein des grandes collectivités - conseils régionaux, conseils généraux, métropoles - de nombreux moyens sont mobilisés pour affirmer sur les territoires cette représentation personnelle des présidents, plutôt qu’à la construction d’outils démocratiques nouveaux.
Pour une démocratie active
Un des enjeux démocratiques de nos sociétés est donc de pouvoir donner tous les moyens de réinvestir le débat et la prise de décision à ceux qui en sont privés par les logiques de domination à l’œuvre. La vitalité démocratique, indispensable à toute perspective de transformation sociale, est à ce prix. Mais cette tâche nécessite des efforts considérables et de profonds changements dans les pratiques à tous les niveaux : Etat, collectivités territoriales, entreprises, services publics…
Dans beaucoup de collectivités qui construisent des démarches participatives, cette participation des citoyens se limite à des instants très encadrés de consultation volontaire, sur des sujets déterminés. Citons par exemple les grands projets d’aménagement ou les investissements importants. Quand aux démarches plus volontaires comme les budgets participatifs ou les dispositifs participatifs sur des compétences politiques de collectivités, elles sont souvent portées par les élus communistes ou apparentés, témoignant ainsi d’une prise de conscience réelle des limites qu’implique la délégation par la représentation. Il n’en demeure pas moins que nous constatons, dans les caractéristiques sociologiques des participants, une sous représentation des classes populaires, notamment des ouvriers et des personnes sans qualification.
Cela doit nous conduire à mettre des moyens importants, humains et financiers, pour essayer de renforcer concrètement la participation de ceux qui ne participent pas. C’est une composante essentielle de notre projet politique qui vise à la considération et à l’émancipation de tous, et pas seulement de ceux qui disposeraient déjà des « capitaux » suffisants pour s’inscrire dans le champ politique comme « citoyen agissant ».
Le meilleur moyen d’affirmer cette volonté est de l’expérimenter, avec de nouveaux mécanismes, à toutes les échelles territoriales, quartier, commune, canton, département ou région, et en valorisant toujours la parole de ceux qui en sont privés. Les conventions de citoyens en sont un exemple parmi bien d’autres. Ce doit être aussi le cœur de notre nouvelle pratique parlementaire avec les ateliers législatifs qui devront être pérennisés avec les élus Front de gauche du Sénat et de la nouvelle Assemblée nationale.
En mettant l’imagination au pouvoir, le champ des possibilités est immense. Notre sensibilité particulière à cet égard est un premier atout dans la construction de ce renouveau démocratique. N’ayons pas peur de tâtonner et d’expérimenter, car nous donnons ainsi à voir d’autres pratiques politiques qui ne se limitent pas à de l’information et à de la consultation épisodique « Essayer. Rater. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux » disait Samuel Beckett.
Des exemples concrets d’assemblées de quartier ou de canton montrent qu’il est possible de ne pas se réduire à parler de la vie du quartier ou du canton. Les enjeux locaux conduisant toujours à s’interroger sur la politique à mener à tous les niveaux. Essayons donc de renforcer, dans un premier temps, un vrai va-et-vient politique lorsque les responsabilités que nous assurons nous le permettent. Encore faut-il pour cela savoir s’extraire des contingences temporelles que nous imposent trop souvent les fonctions institutionnalisées par notre participation aux exécutifs !
Attachons-nous aussi à soutenir et à développer, comme je l’ai souligné dans le dernier chapitre de « Pour une Terre commune » , les expériences de gestion collective des biens communs (eau, énergie…) ou de biens et services fondamentaux (alimentation, transport, entraide…) en assurant, grâce à l’appui des collectivités, la participation et la prise de décision dans les orientations de gestion de ceux qui en bénéficient.
D’autres lieux de partage du pouvoir. Dans l’entreprise…
Bien sûr, la démocratie sociale doit également s’imposer au niveau de l’entreprise. La question de la propriété publique, mais surtout de l’appropriation sociale, redevient un enjeu central à la lumière des conséquences du fonctionnement du système capitaliste mondialisé.
Depuis 1982, le développement des droits des salariés comme acteurs des entreprises est au point mort. Or, en 30 ans, les logiques de rentabilité se sont imposées partout dans les orientations stratégiques et les investissements des grandes entreprises, mais aussi des PME, en particulier par la sous-traitance. Elles conduisent inévitablement à pénaliser l’emploi, la formation et les perspectives de long terme. Face à ces choix, les salariés aspirent à davantage de démocratie. Les représentants du personnel sont de plus en plus forces de proposition pour relancer les entreprises ou réorienter les productions. Ne sont-ils pas en effet les mieux placés pour réfléchir à la stratégie et aux nécessaires mutations, proposer et décider ?
Nous devons donner un nouveau souffle à cette socialisation de l’activité économique, d’une part parce que les salariés disposent d’une excellente connaissance de leur outil de travail, de l’autre parce qu’ils privilégient toujours des critères économiques, sociaux et environnementaux aux seuls critères de rentabilité. Cette dynamique est déterminante si l’on veut réorienter profondément nos modes de production et de consommation, en lien avec notre proposition de planification écologique. Mais elle relève d’abord d’une impulsion législative nouvelle à construire avec le monde du travail.
En revanche, nous pouvons d’ores et déjà donner aux salariés, à leurs comités d’entreprise, à leurs représentants syndicaux, une vraie place dans la décision des collectivités concernant leur activité économique. Les régions par exemple, sollicitées avant tout par les entreprises pour leur implantation ou leur développement, ont une vision beaucoup trop « experte » du développement économique, limitée à une forme de « pré carré technique ».
Les choix politiques et la prise de décision se font généralement sans concertation avec la vision salariale des entreprises. Elles contribuent ainsi à reproduire les mêmes erreurs, en encourageant la compétition territoriale au détriment d’un développement alliant l’économie, le social et l’écologie.
Dans le domaine économique et social, un nouvel espace de démocratie se développe avec des formes alternatives qui se multiplient sur tous les territoires : coopératives, AMAP, commerce équitable, entreprises d’insertion, tourisme social et associatif, création culturelle, services de proximité… Nous nous devons d’apporter un soutien appuyé à ces constructions sociales innovantes qui ouvrent le chemin d’un dépassement du système dominant.
… Et dans les services publics.
Le renouveau démocratique s’impose aussi dans une nouvelle vision des services publics, non pas conçus comme des outils d’intervention de la puissance à travers une logique de délégation, mais aussi comme des lieux de construction collective des réponses aux besoins fondamentaux.
Anicet Le Pors affirmait récemment : « le développement de biens communs au XXIème siècle porte une nécessité de services publics jusqu’au niveau mondial qui entraîne une exigence de même niveau concernant la propriété publique face à laquelle la constitution de « pôles » (…) fussent-ils publics m’apparaît bien dérisoire. La question de la propriété publique, plus généralement de l’appropriation sociale est toujours à l’ordre du jour car il reste vrai, tant au niveau national que local, que « là où est la propriété, là est le pouvoir ».
La question du pouvoir, et de son partage, est en effet essentielle.
Ainsi quand nous identifions clairement le besoin d’un « pôle financier public », seul capable de réorienter la politique du crédit de manière sélective, pour promouvoir l’emploi, la formation et des productions durables, nous faisons aussi la proposition que ces orientations soient décidées collectivement avec les citoyens et les représentants des salariés dans l’entreprise, en lien avec les collectivités territoriales, notamment par des fonds régionaux de développement.
Cela implique un véritable renversement du fonctionnement des grands services publics nationaux que nous avons connus jusqu’alors, avec des entreprises nationales qui déléguaient l’essentiel des pouvoirs de décision à des grands cadres de l’Etat. Ne nous limitons pas à pousser à la nationalisation de certaines activités, ou de prôner la constitution de pôles publics. Il est indispensable, dans le même temps, de traduire nos exigences démocratiques nouvelles dans un fonctionnement de ces services « socialisé », mais aussi au plus près des territoires de vie.
C’est donc bien d’une révision en profondeur de nos institutions dont il est question, bien au-delà de la simple démocratie locale. Mais déjà, pour les élus que nous sommes, le dépassement de « la bonne vieille représentation » ne doit pas être que des mots…
Intervention au colloque organisé le 14 février 2012 à Ajaccio par le Centre d'Information, de Documentation, d'Etude et de Formation des Elus (CIDEFE) sur le thème : "Quelle décentralisation pour une République solidaire et citoyenne ?".