Grenelle 2 : texte de la motion de rejet préalable
Voici le texte de la motion de rejet préalable défendue hier soir lors du début des débats sur le texte portant engagement national pour l'environnement, dit Grenelle 2 :
M. André Chassaigne. Monsieur le ministre d’État, mesdames et monsieur les secrétaires d’État, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, l’ouverture du débat public devant notre assemblée sur le projet de loi d’engagement national pour l’environnement, appelé Grenelle 2, intervient près d’un an après l’adoption de la loi de programme relative à la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement, dite Grenelle 1, et trois ans après l’ouverture des négociations du Grenelle de l’environnement qui avaient fait suite à l’élection du Président de la République.
À l’occasion des débats sur le Grenelle 1, les députés communistes, républicains et du parti de gauche avaient relevé la portée très générale d’un texte qui affichait plus de vœux pieux que de mesures concrètes, plus de bonnes intentions financières que de moyens budgétaires sonnants et trébuchants.
Bref, il s’agissait d’un texte qui laissait libre cours aux interprétations les plus diverses, mais dont on ne cessait de nous rappeler qu’elles feraient l’objet de traductions concrètes dans le cadre de l’action gouvernementale et que l’ensemble de l’édifice réglementaire s’y rapportant serait décliné dans le projet de loi dit « Grenelle 2 ». Le projet de loi Grenelle 1, suffisamment consensuel, semble-t-il, pour avoir suscité l’enthousiasme parlementaire du plus grand nombre, n’avait pourtant pas reçu notre assentiment. L’année écoulée est venue confirmer nos craintes quant à sa portée réelle, et plus encore quant à la fermeté des intentions écologiques de ce gouvernement.
Je ne centrerai pas ici ma critique sur la question des délais relativement longs pour accoucher de deux textes censés traduire les conclusions des experts du Grenelle. En effet, tout le monde peut s’accorder sur le fait que les problématiques écologiques sont complexes tant elles sont imbriquées, tant elles font système avec les problématiques sociales, économiques ou culturelles. Cette complexité implique inévitablement un temps de réflexion important et un approfondissement indispensable des connaissances dans tous les domaines touchant à l’écologie pour construire une action politique volontaire et efficace. Pour reprendre vos propos, monsieur le ministre d’État : « On est dans des dispositifs très ardus, très ingrats, pas très rock’n’roll à raconter ». Non, l’objet de l’exaspération, de plus en plus largement partagée à l’égard de ce texte et du Grenelle de l’environnement dans son ensemble, ce n’est pas le temps long de la traduction parlementaire. Celui-ci est compréhensible. Notre exaspération porte sur les résultats, les contenus des mesures et des moyens proposés, issus de ces trois années d’activité dans le champ de la réflexion environnementale. Car au gré des engagements non tenus, des paroles contradictoires aux petites phrases qui en disent long, au gré des fanfaronnades et des reculades, le reflux environnemental de ce gouvernement est patent ! Permettez-moi un jeu de mots facile, monsieur le ministre d’Etat :…
M. Jean-Louis Borloo, ministre d’État. Je vous en prie !
M. André Chassaigne. …les moulinets auxquels nous avons assisté il y a quelques mois ont, avec du recul, un côté « Don Quigrotesque ».
M. Jean-Louis Borloo, ministre d’État et M. Michel Piron, rapporteur pour avis. Oh là-là !
M. André Chassaigne. Une question vient donc immédiatement à l’esprit de toutes celles et de tous ceux, citoyens, représentants associatifs et syndicaux, scientifiques, élus locaux, qui partagent une même préoccupation pour l’avenir de notre planète : pourquoi un tel renoncement ? Pourquoi renoncer si rapidement à porter une véritable politique écologique à la hauteur des défis environnementaux de notre siècle ?
La réponse à cette question ne se résume pas à un changement de cap politique – ou politicien – qui serait intervenu aux lendemains de deux scrutins électoraux qui ont enlevé toute perspective au pouvoir établi de capter un électorat sensibilisé aux problématiques environnementales. Certes, cette hypothèse est entretenue par la superficialité du prêt-à-penser médiatique, mais elle ne vise une nouvelle fois qu’à détourner l’attention des problèmes de fond qui minent l’écologie politique. Ces problèmes de fond sont avant tout idéologiques, au sens noble du terme. Et c’est ce fond qu’il me paraît indispensable de déconstruire à travers cette motion de rejet préalable. Un tel travail est en effet nécessaire pour construire la véritable écologie politique de demain.
M. Jean-Louis Borloo, ministre d’État. Exact !
M. André Chassaigne. Ainsi, je ne peux débuter mon propos sur un texte censé traduire un « engagement national pour l’environnement » sans interpeller sur les bases qui fondent l’engagement politique du Gouvernement dans ce domaine. À cet effet, il nous faut réfléchir sur les concepts philosophiques et politiques qui forment le support du débat environnemental.
La pensée occidentale des rapports de l’homme à la nature oscille entre deux pôles extrêmes : d’un côté, la nature est vue comme la puissance suprême, spontanée et créatrice, à l’origine de toute vie et de toutes choses, qui fait naître et mourir, imposant sa loi à la contingence humaine ; de l’autre, elle est conçue comme un ensemble de phénomènes soumis à des lois, que les sciences ont pour vocation de percer et de maîtriser pour en prendre le contrôle. Dans les deux cas, les maîtres mots sont « contrainte » et « domination », que celles-ci soient assurées par la nature ou par les progrès des sciences et techniques. Entre ces deux extrêmes, le problème demeure entier de trouver les conditions d’une harmonie entre les hommes et la nature. Je parle bien ici des hommes, et non pas de « l’homme ». Car c’est sur la base de ce concept de l’homme, conçu d’abord comme un individu, que se fondent toutes les approches néolibérales pour traiter des rapports hommes-nature – comme d’ailleurs chez certains tenants de l’écologie profonde. Elles excluent donc ainsi, par un coup de baguette magique, toute logique de domination sociale et économique de l’analyse des problématiques écologiques. À cette fin, il faut évacuer le caractère social de l’homme en limitant la compréhension du monde à la seule thèse, devenue religion, de l’individualisme.
M. Michel Piron, rapporteur pour avis. Intéressant. Beau début d’intervention.
M. André Chassaigne. Une telle démarche évite tout naturellement de se poser les bonnes questions, de savoir si ce sont certains hommes, certaines classes d’hommes, par le biais de leur système social ou de production, et certaines institutions, qui ont une responsabilité prépondérante dans les menaces écologiques qui pèsent aujourd’hui sur la planète ; cela évite de formuler des critiques de fond susceptibles d’apporter des remises en cause conceptuelles, scientifiques, sociétales et politiques ; cela permet de couper court à toute mobilisation des intelligences pour discerner le vrai du faux, la conséquence de la cause, le déterminant de l’accessoire ; cela évite bien des détours par la raison si chère aux Lumières, en multipliant les références au sens commun, à l’inné, à ce qui « va de soi »…
C’est pourtant sur une base bien plus vaste qu’il nous faut analyser les problèmes environnementaux planétaires qui se posent à nous. Le grand public est aujourd’hui largement sensibilisé aux détériorations de l’état de la planète, ainsi qu’aux risques globaux qui en découlent. Tel est le cas des principales manifestations en cours ou attendues du réchauffement climatique lié aux émissions de gaz anthropiques : l’élévation du niveau des eaux, l’accentuation de la polarisation géographique des précipitations, l’intensification des phénomènes météorologiques violents et des inondations, les déplacements d’aires de répartition animales et végétales, les perturbations des systèmes de production agricoles, l’épuisement des sols, les pénuries d’eau douce, l’appauvrissement majeur de la biodiversité.
Sans excès d’alarmisme, tout porte à penser que de telles évolutions, si fondamentales pour les hommes et leurs sociétés, exacerberont au niveau local, régional et international les conflits liés à l’accès à l’eau, à l’appropriation des ressources énergétiques ou aux migrations dites « écologiques » dues aux déplacements massifs et forcés de populations ne pouvant plus trouver les moyens de leur subsistance sur leur territoire.
Les grands problèmes que nous soulevons ici ne peuvent être saisis sans se référer à un cadre théorique qui prenne pour objet le système global, mondial, dans lequel nous vivons. Nous ne pouvons concevoir que ce système et ses orientations soient le fruit de la seule nature humaine ou de l’agglomération d’hommes ayant chacun une action autonome et prédéterminée par la nature. Ce ne sont donc pas les hommes en général, mais bien des groupes, des classes et des nations dominantes qui dirigent la marche du système.
M. Daniel Paul. Très juste !
M. André Chassaigne. Ce système est structuré par des rapports complexes d’interdépendance lui donnant sens. En ce début du XXIe siècle, ce système est celui du capitalisme mondial.
M. Michel Piron, rapporteur pour avis. Cela prête à débat !
M. André Chassaigne. C’est sur la base de cette analyse que s’impose la compréhension des relations existantes entre les hommes et la nature, et non pas seulement sur la base de comportements individuels ou de situations locales spécifiques.
Le problème central du devenir écologique de la planète lié aux conséquences des activités humaines se pose donc en ces termes : le système capitaliste mondial est aujourd’hui devenu une menace contre l’humanité et l’ensemble de la biosphère terrestre ! Une citation pour illustrer ce postulat : « La cause de tous les désordres écologiques, de la pollution, de la raréfaction des énergies, est le modèle capitaliste et libéral que tout le monde avait pour référence jusqu’à aujourd’hui. Or, ce modèle n’est pas tenable. Mais il y a évidemment de grandes résistances à changer les choses car cela dérange de nombreux intérêts. » Ces mots ne sont pas ceux d’un député communiste, mais ceux de Nicolas Hulot, en conclusion de son interview à Aujourd’hui en France, le 2 avril dernier, où il expliquait sa décision de se retirer du Grenelle. Vous vous en doutez, je partage son point de vue. C’est le signe d’une véritable prise de conscience et de l’effort d’analyse indispensable auquel je faisais référence au début de mon intervention ; c’est sur cette base qu’il nous appartient de placer le débat.
À quelques mois d’intervalle, ces propos résonnent comme un écho approbateur à ceux qu’Hugo Chavez prononçait à la tribune lors du Sommet de Copenhague en décembre dernier : « On pourrait dire […] pour paraphraser le grand Karl Marx, qu’un fantôme parcourt les rues de Copenhague, et je crois que ce fantôme rôde en silence dans cette salle ; il est là parmi nous, il se faufile entre les rangées, il sort en dessous, monte, et ce fantôme est un fantôme effrayant,…
M. Benoist Apparu, secrétaire d'État chargé du logement et de l'urbanisme. En effet, le fantôme de Marx est effrayant ! (Sourires.)
M. André Chassaigne. …« presque personne ne veut le nommer : c’est le capitalisme ! (Exclamations sur les bancs du groupe UMP.) Les peuples sont là, ils rugissent, on les entend là, dehors. […] Ne changeons pas le climat, changeons le système et, en conséquence de cela, nous commencerons à sauver la planète. Le capitalisme, le modèle de développement destructif est en train d’en finir avec la vie. Il menace d’en finir définitivement avec l’espèce humaine. »
L’exemple de Copenhague est particulièrement éclairant : il démontre le refus manifeste des classes et des nations dominantes de porter le débat climatique mondial sur les bases que nous venons de définir ; il démontre comment les dirigeants du capitalisme mondial ont œuvré contre toute remise en cause des fondements de ce système qui menace la vie sur notre planète. Il ne fallait en effet pas être dupes des priorités fixées par les pays du Nord lors de la négociation de Copenhague. Il n’était même pas besoin d’être un observateur parlementaire attentif, comme je l’ai été avec d’autres au sein du Bella Center, pour comprendre ce qui se tramait dans les couloirs et les arrière-salles. Depuis des mois, les économistes d’ambassade, les experts de tout poil issus des think tanks néolibéraux étaient mobilisés pour disséquer les opportunités des recettes néolibérales appliquables au changement climatique, avec trois mots d’ordre : un, sauvegarder par tous les moyens le système ; deux, faire valoir des outils de marché hautement spéculatifs pour prendre en compte la gestion des gaz à effet de serre par le système ; trois, mobiliser le changement climatique pour trouver un prétexte à l’extension du libéralisme en prêtant caution à la délocalisation et à l’externalisation dans les pays en développement des entreprises polluantes et émettrices de gaz à effet de serre.
Dans la continuité des tentatives qui ont suivi la convention-cadre de l’ONU sur le changement climatique de 1992, et plus particulièrement dans la continuité de l’un de ses prolongements, le protocole de Kyoto de 1997, la conférence de Copenhague, douze ans plus tard, mettait les nations dominantes au pied du mur. Pourtant, c’est avec la même boîte à outils que celles-ci avaient décidé de s’attaquer au péril climatique, en développant toujours plus les mécanismes de flexibilité issus de Kyoto, au premier rang desquels le marché des droits à polluer, destiné ainsi à une extension mondiale.
La réalité de l’après-Kyoto et de l’application des recettes libérales à la lutte contre les émissions mondiales de gaz à effet de serre est loin de rassurer, tant l’ensemble des pays émetteurs se sont éloignés des objectifs, pourtant très insuffisants, qu’ils s’étaient fixés en 1998. Qualifié de meilleur élève, l’Europe offre un exemple particulièrement parlant. En effet, avec la mise en place du système communautaire d’échange de quotas d’émission de carbone, l’Union européenne a été la pionnière pour instituer un marché de permis de polluer échangeables sur un marché libre et non faussé. Cet outil est le pendant écologique de l’innovation financière qui a conduit à la crise financière que nous connaissons. Son soubassement idéologique est simple : permettre l’octroi d’indulgences aux firmes transnationales « subventionnées-carbone » pour qu’elles puissent réaffirmer leur hégémonie planétaire en délocalisant leur activité dans les pays à bas coûts salariaux pour faire du développement plus propre. C’est la panacée pour les plus zélés exploiteurs qui trouvent là une véritable caution écologique pour délocaliser toujours plus vite. C’est aussi un alléchant et prometteur terrain de jeu pour tous les Madoff en culotte verte, pour tous les fonds spéculatifs et tous les requins de la finance ! Il fallait bien leur offrir un nouveau débouché après les déboires qu’ils ont connus sur les marchés de l’immobilier ! L’atmosphère en cadeau, pourquoi ne pas y avoir songé plus tôt ?
J’ai déjà eu l’occasion de dénoncer les mécanismes de marché carbone ouverts par Kyoto lors du débat sur le Grenelle 1 en soulignant que de tels dispositifs, qui font de la nature et de l’atmosphère terrestre des marchandises, participent pleinement d’un vaste mouvement niant toute existence aux biens communs inaliénables de l’humanité. Qu’à cela ne tienne, pour les néolibéraux, polluer doit devenir un droit, et les tonnes de carbone émises une propriété.
Ces émissions doivent faire l’objet d’un commerce mondial favorisant naturellement les gens les plus riches qui s’empresseront d’acheter sur le marché des permis d’émission négociables ou de capitaliser sur les grandes forêts mondiales, réserves de carbone bientôt monnayables.
Ce système les autorise ainsi à demeurer les plus gros pollueurs, sans rien changer à leur comportement destructeur pour l’environnement.
Ajoutez quelques pincées de flexibilité – toujours ! – pour permettre de délocaliser librement ces émissions de gaz à effet de serre dans les pays en développement. Joignez quelques jolies translations de courbes d’offre et de demande. Agrémentez tout cela d’une communication flatteuse évoquant le bien-être planétaire retrouvé.
Voilà tous les ingrédients nécessaires d’une bonne sauce capitaliste prête à servir à des multinationales bien heureuses de participer, dans ces conditions, au festin climatique.
Se fixant pour seul cadre la maximisation des profits et reposant sur une plus large appropriation marchande des ressources naturelles et des biens communs, la stratégie des pays riches à Copenhague constitue le plus sûr moyen de ne jamais atteindre aucun objectif chiffré.
Monsieur le ministre d’État, c’est pourtant ce même marché carbone dont vous ne cessez de chanter les louanges, en soulignant la nécessité « d’étendre le système européen d’échanges des quotas d’émissions de gaz à effets de serre à de nouveaux secteurs. » Vous avez même souhaité, monsieur le ministre d’État, l’intégrer pleinement comme un outil national de la lutte contre le changement climatique dans la loi de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement, à son article 2.
Je vous en félicite. Avec cette démarche, vous n’êtes plus très loin du prix Nobel d’économie. Tenez-vous prêt ! Écrivez quelques lignes prometteuses sur la réussite à venir de ce volontarisme néolibéral français, et il vous sera peut-être décerné l’année prochaine par les deux anciens Nobel d’économie, Ronald Coase et Oliver Eaton Williamson.
M. Jean-Louis Borloo, ministre d'État. Merci, en tout cas !
M. André Chassaigne. En quelques mots, le New Deal capitaliste de Copenhague devait servir à alimenter la machine, sinon à rien. Sans doute, faute d'accord attribuant un prix optimal à la tonne de carbone, les négociations entre grandes puissances se sont également crispées, au point même de laisser de côté un minime engagement contraignant de la part des États les plus émetteurs.
Les pays du Sud, comme l'ont fait les membres de l'Alternative bolivarienne pour les Amériques ou les États africains, ont cherché à de nombreuses reprises à élever le débat afin de parvenir à un accord volontaire et inclusif.
Ils avaient toutes les raisons de s'abstenir au regard du traitement qui leur était réservé dans la négociation par les pays les plus riches. Des tractations secrètes aux textes clandestins, l'indifférence et le mépris affichés par les grandes puissances accompagnées de leur « expertocratie » néolibérale, n'ont conduit qu'au repli de chacun, au grand dam de l'intérêt général climatique.
Que dire d'un tel résultat ?
Qu'il s'agit d'abord d'un terrible recul démocratique, parce que tout a été fait pour mépriser la parole des peuples les plus en souffrance, les plus menacés, au seul profit de nantis et de transnationales guidés par la cupidité ? C'est évident.
Que c'est un renoncement écologique majeur alors que la maison brûle, que les flammes atteignent le toit climatique et que l'incendie s'emballe ? C'est un fait.
Mais je veux y voir aussi un signe positif. Il me revient une nouvelle fois à l'esprit cette belle phrase de René Char : « Ne t’attarde pas à l’ornière des résultats. »
Je veux y voir l'espoir d'une prise de conscience qui place enfin l'humain, la sauvegarde de la planète et la coopération entre les peuples avant les intérêts capitalistes. Mais seule une refonte profonde de la politique internationale pourra porter cette ambition.
Il appartient d'ailleurs à tous ceux qui font le constat des conséquences de la logique capitaliste de démolir le mur de l'argent qui condamne l'humanité et la biosphère.
N'en doutez pas, mes chers collègues, comme à Cochabamba en Bolivie il y a quinze jours, ce n'est qu'en conjurant le syndrome du fantôme de Copenhague, en faisant appel à l'intelligence collective, au croisement des connaissances, des expériences, des analyses, que nous pourrons éviter les textes de trois pages, vides de sens, du type de celui de Copenhague.
Cet exemple de la conférence de Copenhague est particulièrement éclairant pour démontrer l'incompatibilité entre le système capitaliste et toute ambition écologique résolue. Cette incompatibilité constitue le fond du renoncement actuel du Gouvernement dans le domaine environnemental.
Ne voyons-nous pas chaque jour que le Grenelle de l'environnement, jadis cheval de bataille de la communication environnementale présidentielle, ne se résume en fait qu'à une volonté d'intégrer l'environnement au système capitaliste ? L'écologie gouvernementale est-elle autre chose qu'une simple variable d'ajustement, et le développement durable, qu’un simple outil pour conserver ou développer ses parts de marchés ?
Mes chers collègues, le Grenelle de l'environnement est devenu le rêve incarné du libéralisme écologique français, laissant, dans les faits, le soin à la main invisible de résoudre l'ensemble des problèmes environnementaux de notre pays.
Voilà pourquoi chaque mécanisme avancé dans le cadre des conclusions du Grenelle est désormais retravaillé et passé au crible du libéralisme, afin de préserver les intérêts du système, la rentabilité du capital.
Monsieur le ministre d'État, avec M. le secrétaire d’État chargé des transports, vous nous avez apporté un nouvel exemple de cette logique la semaine dernière, en annonçant le report après 2012 de l'écotaxe kilométrique sur les poids lourds sur le réseau routier non concédé, pour des raisons de complexité technique et financière.
M. Jean-Louis Borloo, ministre d'État. Non ! Fin 2011 !
M. André Chassaigne. Vous avez besoin de temps.
M. Michel Piron, rapporteur pour avis. La notion de temps n’est pas forcément libérale !
M. André Chassaigne. Cette notion de temps ne semble pas la même lorsque vous décidez, en quelques jours, de démanteler le fret SNCF. Deux poids, deux mesures.
N'est-ce pas au contraire une nouvelle preuve que les capitalistes ne veulent pas de taxes écologiques, quand bien même elles sont travaillées pour se reporter sur le consommateur final ? Car ce qu'elles introduisent, c'est le risque d'une fiscalité différenciée pour le capital en fonction des pays, de quoi gripper la compétitivité, injure suprême au dogme de la concurrence libre et non faussée. Le climat peut bien patienter quelques années supplémentaires !
Chers collègues de la majorité, faute de vouloir changer le système, vous cherchez sans cesse à adapter l'écologie aux besoins du capitalisme, pendant que le capitalisme, lui, ne cherche qu'à adapter à ses besoins la planète et l'humanité.
Les travaux issus du Grenelle de l'environnement, comme ceux issus du sommet de Copenhague, ne dérogent pas à l'emprise du système sur toute tentative d'avancée environnementale. Il vous est insupportable de limiter la boulimie de l'appropriation marchande en excluant des biens communs.
M. Michel Piron, rapporteur pour avis. Mais non !
M. André Chassaigne. Dans tous les secteurs, les déclinaisons opérationnelles des vœux pieux du Grenelle 1 font appel à l'anticipation d'un agent unique doté de toutes les informations susceptibles de l'éclairer pour effectuer le meilleur arbitrage : un nouvel homo economicus devenu ecologicus mais toujours, selon la définition consacrée, parfaitement rationnel, parfaitement informé et ne suivant que son propre intérêt.
Nous retrouvons derrière les deux textes du Grenelle la motivation première de l'économie dominante de l'environnement qui se fonde sur un individualisme écologique forcené, visant à calculer à partir des comportements individuels supposés les variables d'équilibre du marché étudié.
Seul l'équilibre du modèle économique est à même de résoudre le problème environnemental. Tout n'est qu'ajustement de l'offre à la demande et question d'incitation. Toute possibilité de dérapage est exclue. Comme était exclue toute possibilité de crise financière par les mêmes économistes, il y a de cela quelques mois…
Cette conception, qui imprègne l'ensemble des mesures proposées, conduit à l'effacement du rôle de l'État dans des domaines fondamentaux ayant trait à l'écologie, en premier lieu les secteurs des transports et de l'énergie. J'y reviendrai tout à l'heure en me fondant sur des exemples précis du texte.
Dans d'autres cas, elle implique de retirer des mains des élus locaux et des collectivités territoriales toute possibilité d'innovation et de prise de responsabilité, afin de ne pas courir le risque que soit entravée la logique capitaliste.
Avec l'écologie de marché du Grenelle de l'environnement, l'aliénation marchande de l'environnement et de la société ne connaît plus de limites.
Au regard de cette dérive, je note que le syndrome du fantôme de Copenhague a bel et bien envahi l'ensemble de ce texte, et je crains qu'il ne marque de son empreinte écologique si particulière nos politiques publiques, si d'aventure cette motion préalable devait être rejetée.
Au-delà de ses présupposés économiques, le Grenelle de l'environnement constitue également un artifice démocratique, synonyme d'une régression dans la façon de concevoir la chose publique en matière environnementale.
Montré en exemple comme le nec plus ultra de la modernité politique, avec ses groupes de travail multipartites, ses tables rondes, ses conclusions et ses 268 engagements, il a en fait servi à masquer toute une série de mesures antisociales.
L'exemple le plus remarquable a été la genèse de la suppression de la taxe professionnelle des entreprises dont les ressources devaient être substituées par une contribution climat-énergie – ou taxe carbone – payée par tous.
N'oublions pas que, pendant des mois, les néolibéraux, Président de la République et membres du Gouvernement en tête, nous ont psalmodié une vision séductrice : pousser toujours plus loin le transfert d'une fiscalité assise sur les revenus du capital et du travail vers une fiscalité labellisée verte, faisant mine de pénaliser les pollueurs.
Le chef de l'État ne déclarait-il pas à Versailles, le 22 juin 2008 devant le Congrès : « Je souhaite que nous allions le plus loin possible sur la taxe carbone. Plus nous taxerons la pollution et plus nous pourrons alléger les charges qui pèsent sur le travail. C'est un enjeu immense » ?
Imprégné du sens commun écologique, certains acteurs associatifs de l'environnement ont fait le choix de relayer cette orientation comme une idée salutaire. Je pense très sincèrement qu'ils se sont jetés dans le guet-apens écologique néolibéral, grisés qu’ils étaient par l’illusion d'un lobbying enfin efficace.
Les mêmes ont d'ailleurs souvent survalorisé le projet de loi de mise en œuvre du Grenelle de l'environnement, en limitant leurs réserves à certains détails. L'ampleur de leur désarroi face aux résultats obtenus montre combien ils ont été trompés par ce qu’il faut bien appeler une mystification.
De surcroît, le Grenelle de l'environnement a également permis d'opérer un renversement profond dans la conception du débat public et de l'action politique. En valorisant « sa » société civile, en établissant « sa » propre définition et « sa » propre sélection des acteurs représentatifs, en opérant des choix arbitraires entre les personnes dites « qualifiées » et celles qui ne l'étaient pas, il portait en germe la négation même des valeurs démocratiques.
Les groupes de travail du Grenelle ont ainsi pu constituer des sphères autonomes, avec des représentants éclairés, chargés de faire remonter des pistes de convergence et des engagements, mais dont les contenus sont devenus toujours plus malléables au fil du temps.
Ceux qui n'étaient jusqu'alors jamais entendus ont ainsi pu être séduits par la démarche. Ils l’ont été plus ou moins durablement.
Derrière l'apparence du « consensualisme », de la modernité, de l'ouverture, de la diversité, votre conception du débat sur les problématiques environnementales a accéléré certains reculs démocratiques en consacrant la volonté secrète de la révolution conservatrice : contraindre et limiter la vitalité démocratique.
M. Michel Piron, rapporteur pour avis. Non ! On peut être en désaccord, mais quand même !
M. André Chassaigne. L'esprit Grenelle matérialise ainsi le rêve conservateur d'un retour à la bonne société du XIXe siècle, c'est-à-dire à la bien-pensance, par opposition aux classes dangereuses, au peuple révolutionnaire.
M. Yves Cochet. Eh oui !
M. Michel Piron, rapporteur pour avis. Oh non !
M. André Chassaigne. Le Grenelle de l'environnement permet insidieusement de poursuivre un travail de sape des syndicats et des partis, en promouvant une société civile faites de sages partenaires sociaux, désormais sages partenaires environnementaux.
Comme le précise Paul Ariès, dans l’un de ses derniers ouvrages consacré à Daniel Cohn-Bendit, autre chantre du libéralisme écologique, n'oublions pas que « la notion de société civile a été relancée, il y a une vingtaine d'années, par les tenants du catholicisme romain intégriste et par des eurocrates.
M. Michel Piron, rapporteur pour avis. Quelle synthèse !
M. André Chassaigne. « Leur objectif est de combattre les excès de la démocratie : corps constitués et société organiciste contre société trop libre, trop égalitaire, trop fraternelle, bref un peu trop révolutionnaire. »
Paul Ariès conclut : « Cette société civile se révèle ainsi la partenaire idéale d'un pouvoir autocratique à l'image de celui que pratique l'Union européenne. Les tenants du oui au traité constitutionnel européen exprimeront cette opposition de la société civile en critiquant fortement le vote des citoyens ». Je devrais d’ailleurs ajouter : au point de faire passer par la force un traité identique quelques mois plus tard.
Cette société civile du Grenelle de l'environnement ressemble de plus en plus à celle des lobbies reconnus par les institutions européennes et qui élaborent les documents de travail des technocrates.
Quand la société politique avec ses débats contradictoires et son suffrage universel permet, en principe, que la voix d'un pauvre vaille celle d'un riche, qui peut croire que certaines parties prenantes du Grenelle, ne représentant qu'elles-mêmes, ne pesaient pas plus lourd que certaines grandes ONG écologistes ou certains syndicats représentatifs ?
En excluant ainsi tout débat de fond sur les causes profondes des désastres environnementaux, et en évitant tout questionnement des ressorts du système capitaliste mondial qui guident les grandes orientations en matière d’exploitation des ressources naturelles et des écosystèmes, cette société civile, adoubée par tous les néolibéraux, contribue efficacement à l’affaiblissement de la société politique, de ses combats d’idées, de ses luttes.
Dans la foulée du Grenelle de l’environnement, et sans doute inspiré par ce mystérieux « esprit de Grenelle » au souffle si porteur, le Gouvernement a d’ailleurs bien compris qu’il lui fallait multiplier les appels à des Grenelle sur tous sujets – Grenelle de la mer, Grenelle des ondes, Grenelle de l’insertion, et j’en passe sans doute –, en oubliant curieusement de se poser la question d’un Grenelle de l’emploi et des salaires, sujet sur lequel tout est bon pour limiter au maximum le débat public.
Ce nouveau concept intègre également des notions déjà largement répandues, comme celle de gouvernance, qui, comme dans le projet de loi mettant en œuvre le Grenelle 1, fait l’objet dans le présent texte d’un titre entier, en l’occurrence de plus de cinquante pages. Cette notion de « bonne gouvernance » nous vient tout droit de la gouvernance d’entreprise, la « corporate governance », concept-phare de la révolution libérale des années quatre-vingt diffusé à travers le monde entier par les institutions financières internationales pour briser le rôle politique des États, et ce en accompagnement des politiques d’ajustement structurel du FMI et de la Banque mondiale.
Mesdames et messieurs les membres du Gouvernement, chers collègues de la majorité, je sais votre besoin permanent d’apparaître sous les dehors de la modernité : vous modernisez ce pays à tour de bras, et nous en voyons chaque jour les bénéfices ! Mais votre conception de la construction politique, dans ce texte comme dans beaucoup d’autres, est profondément réactionnaire. C’est une machine de guerre contre les fondements de notre république, un terreau fertile pour éloigner durablement les citoyens du débat, de l’action publique et du vote. Quel besoin y a-t-il ensuite, après chaque élection, de jouer le bal des hypocrites en versant des larmes de crocodile sur le niveau du taux d’abstention ? Il nous faut au contraire replacer nos concitoyens au centre du processus démocratique, en faisant des efforts considérables pour qu'ils se saisissent des grands enjeux du siècle à venir, à commencer par la question environnementale.
À partir de cet indispensable constat, je voudrais, pour appuyer cette motion, prendre, dans le second texte matérialisant le Grenelle de l'environnement, quelques exemples particulièrement signifiants. Ce texte de 285 pages, divisé en sept titres, est censé traduire en « obligations, interdictions ou permissions » les principes précédemment affirmés dans la loi de mise en œuvre du Grenelle de l'environnement. À la lecture du document, nous pouvons toutefois considérer que moins de la moitié des vœux pieux exprimés dans la loi de programmation sont effectivement repris. Je ne doute pas de votre conviction à faire durer le plaisir sur ce sujet, mesdames et messieurs les ministres, mais je crains que le nouveau rythme qu'entend imposer le Président de la République aux réformes environnementales ne vous condamne à patienter pendant tout le reste de son mandat…
Ce texte, censé traduire les engagements de notre pays en matière environnementale, botte en réalité en touche à la moindre difficulté en renvoyant systématiquement à des décrets d'application. Le mot « décret » apparaît ainsi à chaque fois que des contraintes pourraient être précisées par la représentation nationale : j’ai relevé près de deux cents occurrences de ce mot dans le texte ! Voilà de quoi donner du travail au Conseil d'État et aux services ministériels déjà submergés par l'inflation réglementaire de votre gouvernement ! Voilà de quoi faciliter la compréhension générale du droit de l'environnement pour nos concitoyens et les élus de nos collectivités !
Ainsi, dans le titre consacré aux bâtiments et à l'urbanisme, l'ensemble de l'édifice réglementaire relatif au respect de la réglementation thermique, à la mesure et au contrôle des performances énergétiques, aux diagnostics énergétiques, aux travaux imposés sous délais pour l'amélioration de la performance énergétique des bâtiments dans les différents secteurs d'activité, est renvoyé à des décrets en Conseil d'État.
M. Michel Piron, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Heureusement !
M. André Chassaigne. Nous parlons pourtant là de l’un des secteurs les plus émetteurs de gaz à effet de serre, et où le besoin de normes strictes apparaît indispensable en complément d'un soutien financier accru de la part de l'État.
Un autre objet non identifié dans le texte est la mise en place d'un système de contrôle public de l'application des dispositions réglementaires soumises au décret pour le secteur du bâtiment. Pourtant, sur le terrain, la course au moins-disant en matière de respect des réglementations thermiques et de l'amélioration de l'efficacité énergétique fait son œuvre. Sans contrôles inopinés sur leurs réalisations et leurs méthodes de travail, les entreprises qui profitent de l'aubaine se multiplient comme les pains, pendant que les particuliers, compte tenu des différences de coûts, se détournent de celles qui font correctement leur travail. Et que dire de la multiplication des entreprises en matière de certification énergétique ?
Monsieur le ministre d’État, pour atteindre dans les faits les objectifs fixés pour ce secteur, un service public chargé de contrôler le respect des dispositions réglementaires est indispensable. Mais j'oubliais que vous confondez l'écologie avec un simple programme de relance capitaliste : rien ne doit contrarier le seul jeu du marché, lequel doit mécaniquement assurer le respect optimal de règles dont on ne connaît pas le contenu à ce jour.
Je relève aussi avec circonspection les dispositions relatives à la création des directives territoriales d'aménagement et de développement durables, ainsi qu'un de leurs outils, les projets d'intérêt général. Alors que l'État ne se lasse pas de confier le soin aux collectivités de financer et de mettre en œuvre tous les dispositifs prônés par le Grenelle, il leur accorde une confiance bien limitée quant à leur capacité à assurer un aménagement et un développement durables. Cette volonté manifeste de recentralisation est révélatrice d'une reprise en main de l'État, de plus en plus attaché à commander la musique sans payer les musiciens.
Comme dans la célèbre fable de La Fontaine sur la grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf, la contradiction permanente entre affichage environnemental et résultats « s’étend, et s’enfle et se travaille » avec le secteur des transports. Le Grenelle 1 prévoyait ainsi d'augmenter de 25 % la part du fret non routier. Mais c'était sans compter avec votre zèle à liquider l'entreprise publique SNCF pour livrer le fer aux appétits de la bande du Fouquet’s et au lobby routier. (« Oh ! » sur plusieurs bancs du groupe UMP.)
Après le plan Véron de 2003, puis la transposition des directives ferroviaires européennes en droit français, notamment avec la loi du 8 décembre 2009 relative à l'organisation et à la régulation des transports ferroviaires, ce sont quelque 2 millions de camions de plus qui ont été jetés sur les routes de France. La suppression brutale du trafic de wagons isolés décidée par l'État – car la SNCF, c'est l'État – va se traduire par un report de 10 000 camions supplémentaires chaque jour sur la route, avec le risque majeur d'un non-retour définitif du chargeur au fret ferroviaire, contraint de bouleverser ses structures logistiques.
Dans un document interne à la SNCF, baptisé « Démarches, flux, dessertes : un projet, une méthode, des résultats attendus et une équipe » – quel beau titre ! –, nous apprenons avec satisfaction que, grâce à votre bon sens écologique, monsieur le ministre d’État, la branche fret aura, selon les prévisions de la direction, transporté 616 000 wagons de moins qu’en 2008. Le budget affecté au fret en 2010 est inférieur de près de 40 millions d'euros à celui de 2009. Et quelle hypocrisie dans le titre du nouveau plan Fret SNCF – « Schéma directeur pour un nouveau transport écologique » –, quand on sait que l'abandon programmé de 60 % de l'activité de wagons isolés de la SNCF provoquera, selon une étude de Carbone 4 commanditée par la SNCF elle-même, environ 300 000 tonnes équivalent CO2 supplémentaires de rejets de gaz à effet de serre par an !
C'est contre cette hypocrisie et le démantèlement du seul outil permettant d'atteindre les objectifs fixés par le Grenelle que se sont levés les cheminots pendant plusieurs semaines. Étaient-ils si « inconscients » que l’ont répété en chœur les porte-parole de l’UMP et les responsables de la SNCF, quand ils demandaient l'arrêt des suppressions de postes et de la filialisation de l’entreprise ? N’étaient-ils pas, au contraire, parfaitement lucides et visionnaires en pointant les besoins humains, matériels et financiers nécessaires pour parvenir à l'objectif du Grenelle ? Mais le Gouvernement, avec son « esprit grenellien », n'a sans doute rien à apprendre du savoir-faire d'hommes et de femmes qui ont su faire du ferroviaire le mode de transport le plus sûr et le moins polluant.
Malgré votre bilan accablant, vous n'avez pas non plus répondu à l'appel conjoint des organisations syndicales de cheminots et des principales associations et ONG environnementales françaises, qui, le 19 mars dernier, vous demandaient un moratoire immédiat sur la partie « wagon isolé » de votre plan Fret SNCF. Comble de l'hypocrisie écologique néolibérale, tandis que l'État laisse en jachère son réseau ferroviaire pour mieux abandonner les relations TER, Intercités et Corail, il initie le rachat par la SNCF de l'entreprise Geodis, grande spécialiste du transport routier européen. À moins que M. Bussereau, M. Borloo et Mme Jouanno ne soient adeptes de la transsubstantiation si chère aux catholiques, je ne vois pas comment ils peuvent objectivement nous faire croire que le CO2 économisé sur le rail se transformera par enchantement en O2 ou en H2O à la sortie des pots d'échappement des plus de 3,5 tonnes ! Mais c'était oublier qu'ils croient bien sûr aux forces de « l'esprit grenellien » et à son eucharistie environnementale ! (Exclamations sur les bancs du groupe UMP.)
M. Michel Piron, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Décidément, tout est dans tout ! Du rail à la transsubstantiation, il n’y a qu’un pas !
M. Christian Jacob, président de la commission du développement durable. Comme on dit chez les paysans, quand on dépasse les bornes, il n’y a plus de limites !
M. le président. Mes chers collègues, laissez M. Chassaigne s’exprimer : en l’interrompant, vous ne ferez qu’allonger son intervention.
M. André Chassaigne. J’ai quand même réussi un miracle, monsieur le président : réveiller nos collègues de l’UMP, qui étaient en train de s’endormir !
Pour couronner le grand succès de la politique de développement durable en matière de transports de nos dévots ministres, est venue s'ajouter, il y a quinze jours, la décision courageuse de reporter après 2012 la mise en place de l'écotaxe poids lourds sur le réseau non concédé. En vous cachant derrière un argumentaire fallacieux – contraintes techniques insurmontables et entreprises incapables de répondre à l'appel d'offre pour mettre en place les outils de perception de la redevance –, vous ne faites que répondre aux attentes du système, qui voit dans le dumping social et le trafic routier les plus sûrs moyens d'accroître ses profits au détriment de l'intérêt général climatique.
M. François de Rugy. Très bien !
M. André Chassaigne. Quant au Président de la République, en mal de surenchère, il annonce, dans un grand élan de générosité pour le lobby routier, la possibilité de faire circuler dès cet été, sur toutes les routes de France, des poids lourds de 44 tonnes.
M. Jean-Louis Borloo, ministre d'État. Mais non !
M. André Chassaigne. Quelle joie de « booster » ce secteur au détriment du report modal !
M. Jean-Louis Borloo, ministre d'État. C’est faux !
M. André Chassaigne. Et la liste continue en matière énergétique, avec des choix présidentiels décidemment toujours plus polluants. Il est en effet curieux d'entendre le Président de la République – et vous-même, monsieur le ministre d’État – parler désormais d'une taxe carbone aux frontières de l'Europe…
M. Philippe Meunier. Il a raison !
M. André Chassaigne. …tout en préconisant la conclusion rapide du cycle des négociations de Doha via une nouvelle baisse des tarifs douaniers – a-t-il aussi raison sur ce point, cher collègue ? L’esprit du Grenelle, sans doute : encore et toujours lui !
Mes chers collègues, vous le savez, dans l'industrie comme dans l'agriculture, les externalisations de production sur fond de dumping social et environnemental sont en train de détruire la planète. Elles broient déjà les hommes. La première mesure à décider pour inverser la tendance serait donc de bloquer toute négociation à l'OMC tant que cette organisation ne se sera pas dotée de critères sociaux et environnementaux permettant de faire émerger une autre conception du commerce international, fondée sur des échanges mutuellement avantageux et sur la coopération.
Et que dire des objectifs européens et français en matière d'incorporation de biocarburants pour les transports ? Rapport après rapport, tout démontre les effets dramatiques pour l'environnement du changement d'affectation des sols dans les pays du Sud pour la production de biocarburants voués à l'exportation.
M. Stéphane Demilly. C’est faux !
M. André Chassaigne. Pourtant, la croissance des importations de biocarburants en Europe se poursuit sans qu'aucune norme ne soit exigée, et ce afin de satisfaire à l’objectif de 10 % de biocarburants pour 2020.
Ces dernières semaines, des experts environnementaux de la Commission européenne ont même débattu de la question de savoir si les nouvelles plantations de palmiers à huile d'Asie et d'Afrique, destinées à fournir des agrocarburants à l'Union européenne, devaient être considérées comme de la reforestation bénéfique en matière de stockage de CO2 ! Voilà qui en dit long sur le cynisme qui prévaut à Bruxelles quand il s'agit d'externaliser dans les pays du Sud les émissions de gaz à effet de serre imputables à la consommation finale des pays de l’Union européenne, dont la France.
Au Sud, des milliers d’hectares de forêts et de mangroves ont été détruits ces dernières années pour alimenter l’Europe en soja destiné à l’alimentation des animaux et pour fournir à moindre coût les congélateurs des grandes surfaces en poissons et crustacés. L’introduction de 10 % de carburants agricoles dans les stations-service de l’Union d’ici à 2020 va se traduire par davantage de déforestation au Sud, davantage de déstructurations de communautés rurales, davantage de conflits fonciers pour tirer partie de cette nouvelle manne verte, davantage d’affamés ! Quelle importance, me direz-vous, puisque les chefs d’État du G8 n’ont même pas daigné faire le déplacement au sommet de la FAO sur la faim dans le monde, en novembre dernier, trop occupés qu’ils étaient par la perspective de réaliser un bon deal capitalisto-climatique à Copenhague !
Que dit notre texte sur cette question ? Prévoit-il d’interdire les importations extracommunautaires d’agrocarburants ? Non. Prévoit-il de mettre en place un système public de certification de l’origine des agrocarburants ? Non. Votre texte prévoit-il seulement, monsieur le ministre d’État, de faire évoluer les objectifs d’incorporation en fonction des connaissances réelles des bilans sociaux et environnementaux de ces productions, notamment en tenant compte des changements d’affectation des sols, comme le suggèrent les derniers rapports remis par l’ADEME en France et celui remis à l’Union par l’institut international de recherche sur les politiques alimentaire ? Non.
Ce mutisme coupable en dit long sur les priorités du Gouvernement en matière environnementale. Le commerce énergétique d’abord, la vie, la biodiversité et le devenir climatique, plus tard ! Cet avis est d’ailleurs partagé par Andris Piebalgs et Peter Mandelson, respectivement commissaire à l’énergie et ancien commissaire au commerce de l’Union, qui affirment, guillerets, qu’un approvisionnement purement national en biocarburants n’est ni probable, ni souhaitable, que l’Union européenne doit s’assurer que ses normes en matière de biocarburants ne créent pas de barrières inutiles, que l’Europe devrait envisager d’accepter l’idée qu’il faudra importer une grande partie de nos ressources en biocarburants, qu’il ne faudrait certainement pas s’attendre à privilégier la production européenne de biocarburants et qu’ils sont confiants pour que les pays en développement gagnent finalement à étendre leur production de biocarburants grâce à leur capacité agricole disponible et à leur avantage comparatif dans la production.
M. Daniel Paul. La messe est dite !
M. André Chassaigne. Monsieur le ministre, ont-ils l’esprit de Grenelle, ces deux-là ?
À quelque chose près, la philosophie est identique pour le volet biodiversité du texte.
En effet, quasiment aucune des dispositions du volet agricole du Grenelle I n’est précisée à l’exception de l’encadrement des échanges commerciaux de produits phytopharmaceutiques, déclinaison imposée par une directive européenne. Pourtant, dans ce domaine, un travail colossal s’impose pour parvenir à un modèle agricole durable et à une agriculture écologiquement intensive, comme nous le rappellent des agronomes tels que Michel Griffon et Marc Dufumier.
Qu’en est-il donc du déploiement de la formation publique en matière d’itinéraires techniques agricoles favorables ? Qu’en est-il donc encore des soutiens spécifiques à l’agriculture durable ? Pas une ligne, monsieur Christian Jacob ! Et pour cause : mieux vaut faire de l’affichage en créant, par décret, un nouveau label – devrais-je dire une usine à gaz ? – « agriculture à haute valeur environnementale », dont la certification sera confiée au secteur privé, à son plus grand profit, certification d’ailleurs bien complexe, dont on ne connaît aucune des exigences fondamentales et dont tout nous porte à penser que, compte tenu des coûts engendrés, elle ne pourra bénéficier aux petites structures agricoles et familiales.
M. Christian Jacob, président de la commission du développement durable. Il vaudrait mieux collectiviser l’agriculture !
M. André Chassaigne. La grande distribution n’aurait-elle pas intérêt à cette certification de façade pour gonfler une fois de plus ses marges sur le dos des producteurs ?
Lors des débats sur le précédent projet de loi Grenelle, j’avais d’ailleurs soumis un certain nombre d’amendements pour fixer, comme pour les produits biologiques, des objectifs en matière de produits locaux ou sous signes officiels de qualité, comme les AOC, les IGP ou le Label Rouge, dans la restauration collective. Nous pouvions profiter là d’un véritable effet de levier pour des produits de grande qualité gustative et environnementale, issus de systèmes de production plus durables, dans lesquels sont engagés des dizaines de milliers d’agriculteurs, mais, comme toujours, vous avez préféré en rester à l’affichage sur l’agriculture biologique, sans même vous donner les moyens de votre ambition.
Pendant ce temps, les agriculteurs aux pratiques les plus respectueuses de l’environnement se meurent, faute de prix et de revenus corrects. Au rythme actuel des cessations d’activité des exploitations, vous n’aurez bientôt plus rien à convertir en haute valeur environnementale. Vous aurez ainsi répondu au grand rêve des néolibéraux en concentrant toute la production agricole française entre les mains de 100 000 « agrimanagers ». Est-ce là votre vision d’une agriculture durable et compétitive ?
J’ai également de grandes inquiétudes sur votre façon de mettre en place la trame verte et bleue si chère à Mme la secrétaire d’État. Vous avez tout d’abord refusé de lui conférer un caractère opposable. Surtout, nous ne savons rien des conditions de l’arbitrage pour inclure certains espaces au sein des trames, certaines infrastructures linéaires, certains cours d’eau. Tout risque de se faire selon la sacro-sainte loi du plus fort !
Qu’en sera-t-il de la qualité et de l’homogénéité de la trame sur le territoire national à l’heure où il n’existe plus une seule haie en Beauce tandis que le bocage bourbonnais en compte encore par centaines de kilomètres ? Doit-on penser que les schémas régionaux de cohérence écologique se fonderont uniquement sur l’existant, pour mieux concentrer leur action sur les territoires déjà les plus méritants écologiquement, laissant ainsi libre court à la détérioration de l’environnement sur les espaces déjà très artificialisés ? Doit-on penser que toute inclusion dans les trames bleues sera exclue pour les cours d’eau les plus dégradés, alors que, naturellement, les bassins versants qui font déjà le plus d’efforts et obtiennent les meilleurs résultats en terme de continuité écologique, de qualité du milieu et de biodiversité se verront imposer des contraintes strictes ?
C’est une drôle de traduction globale de la restauration de la continuité écologique et de la préservation de la biodiversité qui pourrait ressortir de la mise en place des trames, car vous semblez valider ce qu’Elisée Reclus, célèbre géographe français du XIXe siècle et précurseur de l’écologie, avait bien compris lorsqu’il écrivait en 1869, dans son Histoire d’un ruisseau : « Ainsi, tout n’est pas joie et bonheur sur les bords de ce ruisseau charmant où la vie pourrait être si douce, où il semble naturel que tous s’aiment et jouissent de l’existence. Là aussi la guerre sociale est en permanence. »
Avec tant d’incertitude sur le devenir de ces trames, tout ne sera pas joie et bonheur, et il ne semble pas, madame la secrétaire d’État, que l’appui de votre majorité soit à la hauteur de votre conscience environnementale pour traduire l’ambition incarnée dans cet outil écologique pour notre pays.
À la lecture des titres et chapitres consacrés aux déchets et à la fameuse « gouvernance », l’orientation reste tout aussi confuse et les mesures lapidaires.
Ainsi, vous n’avez pas souhaité renforcer la responsabilité des producteurs de déchets, ce qui aurait évité un transfert de cette responsabilité sur les usagers. Bien que la question de la réduction des déchets à la source soit toujours aussi criante, aucun élément nouveau n’est apporté pour progresser plus rapidement en matière de réduction des tonnages de déchets ménagers. La gabegie de préemballages et de suremballages n’est pas près de cesser tant elle sert les industriels et la grande distribution dans leur recherche de marges toujours accrues sur les produits.
Quant aux quelques cinquante pages consacrées, comme il se doit, à la fameuse gouvernance, aux côtés de la longue revue juridique concernant les études d’impact, seules quelques lignes concernent directement les entreprises et la consommation. C’est pourtant là que se situe le cœur de la transformation écologique de nos modes de production.
Je ne note, en effet, aucun apport de ce texte à l’élargissement des droits et pouvoirs des salariés en matière de veille environnementale dans l’entreprise. Ce texte aurait pourtant pu permettre de faire avancer une nouvelle citoyenneté au cœur même de l’outil de production, ce qui me semble indispensable pour infléchir certaines logiques entrepreneuriales et financières particulièrement préjudiciables à l’environnement. En effet, qui mieux que le salarié lui-même peut identifier les possibilités d’amélioration de l’outil de production pour en minimiser les impacts environnementaux ? Grâce à votre sens de la modernisation, nous nous en tiendrons donc aux possibilités offertes par les lois Auroux de 1982 !
M. Bernard Deflesselles. Oh là !
M. André Chassaigne. Ne donnons surtout pas aux comités d’entreprise et aux comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail les moyens de faire quoi que ce soit qui puisse entraver la bonne marche du capital !
Quant aux actionnaires, ils bénéficieront sans doute, dans leur rapport annuel, d’informations essentielles pour réorienter la stratégie de l’entreprise ! Je m’étonne d’ailleurs que vous n’ayez pas, monsieur le ministre, déposé un amendement plus complet qui permette de doubler la possibilité offerte à un organisme tiers indépendant de vérifier la qualité des informations données par l’entreprise par la possibilité de confier à une agence de notation le soin d’évaluer la politique environnementale des grands groupes – cela aurait eu le mérite de rassurer les marché ! – mais j’oubliais, une fois encore, que le décret s’impose à la fin des articles 82 et 83. Aussi dirai-je, reprenant la devise du Président de la République, que, avec le Grenelle II, on ne sait pas où l’on va, mais tout devient possible !
Tout reste donc à construire pour porter une autre politique d’investissement et de développement des entreprises, à commencer par une politique du crédit favorable aux investissements durables et à l’emploi, que seul un pôle public financier est à même d’impulser. Tout reste également à construire pour engager la révolution de nos modes de consommation, toutes choses qui semblent bien éloignées du contenu de ce texte.
Mes chers collègues, vous le voyez, ces exemples mettent en lumière…
M. Michel Piron, rapporteur pour avis. En lumière… n’exagérons pas !
M. André Chassaigne. …tous les présupposés idéologiques et économiques de ce texte.
Cette motion de rejet préalable touche bien aux principes essentiels qui gouvernent actuellement la politique environnementale de notre pays.
Mon objectif n’est pas de nier les efforts considérables qui ont pu être consentis par certains acteurs…
M. Michel Piron, rapporteur pour avis. Ah, tout de même !
M. André Chassaigne. …pour parvenir à faire avancer certaines mesures dignes d’intérêt, mais la religion du marché s’impose partout lorsque l’on touche aux problématiques fondamentales du devenir de la planète. Le marché, tout le marché, rien que le marché ! Vous vous en tenez à votre dogme. Il a pourtant bien vécu, et montré toutes ses limites avec la crise financière et l’impuissance de Copenhague.
Pour évoquer le cheminement du Grenelle de l’environnement, je reprendrai la formule employée par Pablo Neruda dans l’un des poèmes de son Chant général. Je dirai que « les blancs asticots du fromage capitaliste » (Rires sur les bancs du groupe UMP.) rongent peu à peu toutes les bonnes intentions initiales.
Neruda ajoutait : « dans le gros fromage violâtre [...] apparaît un autre ver : le favori ».
M. Michel Piron, rapporteur pour avis. Quel lyrisme !
M. André Chassaigne. Je crois que, compte tenu de l’absence d’ambition environnementale de ce texte, il appartient aujourd’hui à la représentation nationale de ne pas rejoindre la cohorte des favoris qui bénissent la parole environnementale du Gouvernement et l’écologie de marché.
Chers collègues, plutôt que de vous satisfaire de l’habit de favori, plutôt que de vous satisfaire de l’habit de l’exécutant fidèle, accomplissez un acte de révolte en faisant vôtre ce proverbe indien : « Quand le dernier arbre aura été coupé, quand la dernière rivière aura été asséchée, quand le dernier poisson aura été pêché, l’homme s’apercevra que l’argent n’est pas comestible… »
Assumez cette révolte avec la modestie qui sied car, comme le souligne Camus, « ce n’est pas la révolte en elle-même qui est noble, mais ce qu’elle exige ».
C’est pourquoi je vous demande, mes chers collègues, d’adopter cette motion de rejet préalable. (Applaudissements sur les bancs du groupe GDR.)