Sous le soleil de Cancun, une fois de plus, le capitalisme se défile

Publié le par André Chassaigne

Voici le texte in extenso de la tribune publiée dans L'Humanité de ce jour.

 

En décembre 2009, à mon retour du Sommet de Copenhague, j’avais eu l’occasion d’exprimer à quel point j’avais été choqué par le contenu des négociations. Les États n’avaient alors pas été capables de conclure un accord juridiquement contraignant en terme de limitation des émissions de gaz à effet de serre. Un an plus tard, le Sommet de Cancun qui s’est ouvert le 29 novembre pour dix jours ne brille pas par son ambition : permettre « l’adoption d’un ensemble de décisions équilibrées » traduisant l’accord de Copenhague. Alors que le Sommet de Copenhague mobilisait tous les chefs d’Etat, et faisait les gros titres des télévisions du monde entier et de la presse écrite, le Sommet de Cancun est relégué à l’arrière plan des sujets internationaux. Dans ce contexte, la première semaine de négociation traduit une nouvelle fois l’absence de volonté des grandes puissances d’avancer vers des objectifs fermes. Ces mêmes puissances n’ont qu’une obsession : conserver leur rang dans la compétition économique et financière internationale. On oublierait presque que Cancun devait être un moment clé pour se donner les moyens d’atteindre l’objectif de limitation du réchauffement climatique à 2°C recommandé par le groupe d’expert intergouvernemental sur le climat (GIEC), au-delà duquel les conséquences ne sont plus maîtrisables. On oublierait presque que ces négociations sont placées sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies à travers la Convention cadre sur le Changement Climatique (CCNUCC) à l’origine de la signature du Protocole de Kyoto, seul accord contraignant à ce jour et expirant début 2013.


Deux voies devaient faire l’objet de négociations à Cancun. La première cherchait à traduire dans un accord cadre contraignant les engagements des pays les plus émetteurs de CO2 pour donner une suite aux objectifs du Protocole de Kyoto. C’est une condition indispensable pour aboutir à la diminution des émissions globales recommandée par le GIEC. La seconde concernait les pays les plus pauvres et les plus démunis à travers deux axes : comment leur permettre de s’adapter aux conséquences du changement climatique dont ils sont les premières victimes, et comment leur permettre de s’engager eux-mêmes dans la limitation de leurs émissions ?


Dès l’ouverture des négociations, les renoncements des pays les plus émetteurs à poursuivre les négociations sur la première voie se sont faits jour. Ils marquent ainsi leur refus de contribuer à la satisfaction de l’intérêt général climatique au-delà des objectifs de Kyoto, sans même les avoir atteints pour la plupart, et viennent une nouvelle fois appuyer les propos visionnaires d’Hugo Chavez à la tribune de Copenhague : « Si le climat était une banque les gouvernements des pays riches l’aurait déjà sauvé ! ». Ce revers était prévisible puisqu’il découle directement des rapports de force issus de l’échec de Copenhague.


C’est donc sans surprise sur la seconde voie que les grandes puissances ont orienté les débats puisqu’il s’agit de définir des mesures non contraignantes concernant les pays pauvres. Toutes les innovations en matière d’aides et de financements s’offrent ainsi à l’imaginaire de l’écologie libérale. Quoi de plus attrayant que de se donner bonne conscience en rejetant hors de la négociation ses propres renoncements, tout en feignant de régler les problèmes des autres ? La teneur des négociations encore en cours illustre très bien cette stratégie d’évitement, voire de délocalisation des responsabilités environnementales que j’évoque dans mon ouvrage « Pour une Terre commune », en faisant notamment référence à la production d’agrocarburants à destination des réservoirs des automobiles de l’Union Européenne. Sous le soleil de Cancun, le capitalisme se défile…une nouvelle fois.


Si, sur la base des travaux du GIEC, la prise de conscience du lien entre les activités humaines et le réchauffement climatique est aujourd’hui réelle, bien peu de voix diplomatiques s’élèvent pour préciser que ces activités, et leurs caractéristiques, sont le produit d’un système économique. Un système, le capitalisme, dont l’addiction intrinsèque au profit privilégie des mécanismes économiques et financiers, des modes de production et de consommation, et une organisation internationale du travail incompatibles avec la volonté de réduire efficacement les émissions de CO2 planétaires. Ce cœur du problème est volontairement ignoré. Pire, toutes les ressources intellectuelles mobilisables sont mises à disposition des grandes puissances pour que les négociations s’arc boutent et se concentrent sur l’amélioration du fonctionnement du système capitaliste, pour qu’il traite ses « externalités » à travers sa propre matrice : extension des marchés carbone, techniques diverses de compensation financière des émissions de CO2, systèmes de notification et de vérification fondés sur le concept de la « bonne gouvernance »…


Pour reprendre l’analyse de l’économiste Samir Amin, nous voyons bien à travers les orientations de Cancun que le « centre » du système refuse de remettre en cause sa domination économique et financière. C’est donc tout naturellement que, dès le début du Sommet, de nombreux Etats se sont déclarés hostiles à un prolongement de Kyoto avec des objectifs et des mesures contraignants. Ils préfèrent donc parler de l’adaptation au changement climatique pour les « pays en développement », les pays de la « périphérie », ceux-là même qui leur sont si utiles pour maintenir leur domination. Ils mettent au travail les experts libéraux sur la construction de mécanismes de financements dits « non contraignants ». Des mécanismes, que l’affichage autour du nouveau concept passe-partout de la pensée néolibérale, la « transparence », ne suffira pas à vacciner contre les multiples formes, directes ou indirectes, de pressions et de contreparties économiques et financières qu’imposent les grandes puissances à ces mêmes Etats.


Par ailleurs, en refusant de s’interroger sur la pertinence du système par rapport à l’intérêt général climatique, ne contribue-t-on pas à Cancun comme à Copenhague à accélérer la fuite en avant et à priver les peuples de leur capacité à répondre collectivement, sous les formes qu’ils souhaitent, au défi du changement climatique ? Car quelle place est réservée aux peuples dans le scénario de Cancun ? Et en particulier à ceux qui sont directement menacés dans leur survie par les conséquences du changement climatique ? A l’exception des représentants de quelques gouvernements progressistes d’Amérique du Sud ou d’Afrique, leur voix comptera, comme souvent, parmi les oubliées du traitement climatique par le capitalisme mondial.


Un autre exemple de cette volonté de museler les peuples peut être relevé à travers l’absence de prise en compte du récent Sommet de Cochabamba qui s’est déroulé en Bolivie en mai dernier. Certaines exigences fondamentales en matière de réduction d’émissions et de droits nouveaux avaient alors été retenues dans la déclaration finale. Elles n’ont pas pu être présentées et débattues à Cancun. D’abord parce qu’elles remettaient profondément en cause le capitalisme et la domination qu’entendent maintenir les grandes puissances. Cette déclaration rejetait également les différents outils de marché mis en avant au cours des dernières négociations, notamment à propos de la lutte contre la déforestation. Mais elle faisait aussi un certain nombre de propositions concrètes sur la définition de politiques internationales de coopération de grande ampleur.

 

C’est pourquoi ces négociations ne doivent pas seulement faire l’objet de commentaires plus ou moins critiques sur la portée des engagements qui seront pris. Ils seront au final bien dérisoires par rapport aux enjeux ! Mais elles doivent à mon sens servir de base pour creuser la question de la capacité d’action des peuples vis-à-vis des puissances dominantes. Tant que les puissants auront toute latitude pour traiter le changement climatique du haut de leur tour d’ivoire, il sera difficile de faire percer l’intérêt des peuples et l’intérêt général climatique. J’ai la conviction que l’une des issues possibles à ce processus de renoncement consiste à amplifier considérablement le rapport de force, pour que le bilan du système soit posé sur la table et que l’intérêt général climatique prime sur l’intérêt particulier des puissances dominantes, sur leurs agents économiques et financiers qui dirigent la marche du système. La morale du capitalisme et la générosité hypocrite des puissants a ses limites. Aussi faut-il opposer une résistance à la hauteur en engageant dès maintenant la construction de nouveaux rapports avec les pays progressistes et les peuples pour tracer collectivement les grandes lignes d’une coopération internationale qui réponde aux enjeux du XXIème siècle. C’est l’objet de la proposition que j’ai faite récemment autour de la construction d’un « arc mondial du changement » associant tous les pays progressistes. Ce devrait être, en 2012, une des premières tâches d’un ministère des affaires étrangères soucieux de l’intérêt des générations futures. Car nous ne pouvons pas nous résigner à reprendre seulement le mot d’ordre « changeons le système, pas le climat » comme symbole de la transformation sociale et écologique que nous voulons. Il faut d’ores et déjà lui donner du corps et de la consistance, si nous voulons matérialiser demain une politique internationale responsable. L’après-Cancun est à construire dès aujourd’hui.

 

 

 

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