De quels outils se doter pour répondre aux crises agricoles ?

Publié le par André Chassaigne

Interview croisée publiée dans le journal L'Humanité le 16 février 2016Par André Chassaigne, député communiste et président du groupe GDR à l’Assemblée nationale, Florent Dornier, secrétaire général des Jeunes Agriculteurs et Julien Huck, secrétaire général de la Fnaf CGT.

 

Sortir l’agriculture de l’ornière libérale par André Chassaigne, député communiste et président du groupe GDR à l’Assemblée nationale

 

André Chassaigne. Il nous faut commencer par partager une analyse commune de la situation vécue par des dizaines de milliers d’agriculteurs acculés à céder leurs produits à des prix dérisoires. Trop de représentants politiques ou d’experts agricoles continuent de voir dans la situation actuelle une simple fluctuation conjoncturelle. Après 2009, puis 2011, le même constat de filières agricoles entières victimes de la dégradation des prix d’achat devrait pourtant nous faire toucher le fond du problème : cette crise est profondément structurelle. Elle est aussi entretenue par la domination économique et politique de l’industrie agroalimentaire et du secteur de la distribution. Aussi est-il important de rejeter l’idée d’une simple mauvaise passe ou d’une insuffisance de « compétitivité » vis-à-vis d’autres pays. Ce qui se joue aujourd’hui, c’est de savoir si nous avons la volonté réelle de remettre l’agriculture et l’alimentation au cœur de nos choix politiques et de les sortir de l’ornière libérale. Sommes-nous prêts à construire des réponses politiques à la hauteur, en imposant notamment un nouveau partage de la valeur ajoutée au service de revenus justes pour tous les agriculteurs ?

La France tient dans ce débat de fond une place particulière. Elle s’est souvent érigée en défenseure d’une agriculture européenne régulée, s’appuyant sur des outils d’intervention en matière de gestion des volumes et des prix. Pourtant, de nombreux choix nationaux de ces dernières années sont allés dans un sens contraire. J’en citerai deux : la funeste loi dite « de modernisation de l’économie » et la liquidation progressive du fonds de garantie des calamités agricoles. Mais c’est bien sur ces fondamentaux politiques de régulation et de sortie de l’agriculture des appétits de la finance que pourra se concrétiser une sortie de crise.

Alors, par où, et par quelles mesures commencer ?

La première urgence, c’est d’imposer de nouveaux rapports de forces en matière de fixation des prix d’achat. L’aval des filières ne doit plus dicter sa loi, puisque ses stratégies de marges conduisent inexorablement à ruiner nos exploitations, nos territoires et ce qu’il reste du modèle agricole français. Nous le voyons, ni les outils de contractualisation, tant vantés, ni les accords ponctuels ou volontaires sur les prix et les marges n’ont d’effet durable sur la situation des producteurs. Aussi, nous défendons l’idée d’un prix d’achat plancher garanti, couvrant au minimum les coûts de production, fixé dans le cadre d’une négociation annuelle réunissant chaque année, pour chaque grande production agricole, l’ensemble des syndicats agricoles, les organisations de producteurs, les transformateurs et la distribution. Nous proposons également d’encadrer plus strictement les marges de la distribution en période de crise ou en prévision de celle-ci, avec l’application d’un coefficient multiplicateur entre le prix d’achat aux producteurs et le prix de vente au consommateur. Nous sommes convaincus du fait qu’il faut en passer par l’outil législatif, sans quoi rien ne sera possible. Et je me félicite de voir que de plus en plus de voix se rallient à cette impérieuse nécessité de légiférer !

Dans le même temps, notre pays doit gagner la mise en débat d’une réorientation profonde de la politique agricole commune. Je suis convaincu que des avancées concrètes en matière de régulation sont possibles. Toute notre action devrait se focaliser sur la construction pied à pied de majorités politiques avec les grands États agricoles européens, je pense en particulier aux pays du sud de l’Europe, attachés à une agriculture à la fois productive, familiale, gage de qualité, à des ruralités vivantes, pourvoyeuses d’emplois et créatrices de richesses mieux réparties. Ce n’est pas être sur la défensive que de porter cela. Les choses bougent, et les vieilles lunes libérales ne s’imposent que parce qu’on se complaît à croire que les rapports de forces sont intangibles. Ce n’est objectivement pas la réalité.

 

Le paysan ne peut plus être la variable d’ajustement par Florent Dornier, Secrétaire général des Jeunes Agriculteurs

Florent Dornier. Comparée à ses voisins européens, la France est le pays qui a le plus de jeunes agriculteurs. Nous sommes fiers de ce classement, mais l’attractivité de notre métier, en ces temps de crise, est mise en péril. C’est pourquoi, nous, Jeunes Agriculteurs, syndicat agricole réunissant les jeunes agriculteurs de moins de 35 ans issus de toutes les filières agricoles et toutes les régions de production, sommes mobilisés pour mettre en place des outils de sortie de crise. Nous devons redoubler d’efforts pour sortir du marasme les filières d’élevage grâce à des solutions pour l’avenir.

La sortie de cette crise passera avant tout par un travail structurel de la profession agricole avec les différents acteurs des filières : industriels, transformateurs et grande distribution.

Il est notamment essentiel de trouver des moyens pour rendre attractives les coopératives auprès des futurs installés afin que les jeunes puissent les réinvestir et recréer du lien entre les adhérents et les instances décisionnaires de celles-ci. Les coopératives sont de formidables outils créés par nos prédécesseurs. À nous d’en prendre la mesure et de nous investir au sein de leur gouvernance. À elles de faire partager leurs stratégies à leurs adhérents.

La profession a besoin de sécuriser ses débouchés. Pour cela, Jeunes Agriculteurs demande la mise en place d’une contractualisation pour donner une lisibilité à l’agriculteur sur un prix, un volume et une durée avec des contrats négociés collectivement avec l’aval par des organisations de producteurs. Le paysan ne peut plus être la variable d’ajustement de la filière. Comme dans n’importe quelle entreprise, le producteur doit avoir une visibilité sur le prix de ses produits à courte échéance et sur les variations possibles à moyen terme, pour le bon équilibre financier de son entreprise. Pour tous les marchés qui le nécessitent, nous devons aussi encourager le regroupement massif de l’offre des productions afin de peser face aux acteurs de l’aval dans les négociations sur les prix et les volumes. Les agriculteurs doivent se solidariser pour négocier ensemble.

Enfin, nous sommes convaincus que la course éperdue à la compétitivité n’est pas l’orientation stratégique que doit prendre l’agriculture française. À ce jeu-là, la France ne parviendra pas à égaler ses concurrents d’Amérique ou d’Asie, à moins de mettre en péril son système social. À la place, les producteurs français doivent plutôt se positionner sur des gammes larges, en assurant la production standard, qu’il faut bien fournir mais en allant rechercher la valeur ajoutée à chaque fois que c’est possible. Le made in France a une aura que beaucoup nous envient, à nous d’en tirer profit. Mais les débouchés les plus proches sont aussi à développer : il est absurde de voir que, dans les cantines des écoles primaires, les enfants consomment majoritairement de la viande venue de l’étranger.

Des efforts structurels de réorganisation des filières sont indispensables si nous voulons avoir des jeunes qui exercent ce métier demain. Il en va aussi de la sécurité alimentaire de la France. La détresse est réelle et la crise morale sans précédent : tous les deux jours, un agriculteur se suicide en France. C’est l’avenir d’un secteur primordial pour notre pays qui est en jeu. L’agriculture fait partie du patrimoine, ayons-le à l’esprit. Deux tiers des agriculteurs français ont entre 40 et 60 ans : les jeunes sont donc les premiers concernés. Si nous ne rendons pas viable ce métier, il n’y aura personne pour satisfaire nos besoins vitaux. Les pouvoirs publics régionaux, nationaux, européens peuvent nous y aider, mais la responsabilité est aussi entre nos mains et celles des autres acteurs de nos filières.

 

Rompre avec l’« âge du capital »  par Julien Huck, secrétaire général de la Fnaf CGT

Julien Huck. Les crises des filières porcine et laitière, et plus globalement celle de l’élevage en France s’approfondissent. Aussi, loin d’être conjoncturelles, elles prennent un caractère récurrent par l’intégration toujours plus poussée de l’agriculture au système capitaliste. Le pilotage par l’aval et les politiques européennes de restructuration acceptées par la FNSEA depuis des décennies produisent leurs effets dévastateurs. Les salariés en sont les premières victimes. Ils sont pourtant les grands absents des campagnes médiatiques et démagogiques actuelles.

Les stratégies de restructuration, menées de concert par les organisations patronales et professionnelles agricoles, s’inscrivent dans les orientations de l’Union européenne appliquées par le gouvernement français, partie prenante de la libéralisation des marchés agricoles mondiaux. La déréglementation a supprimé tous les outils de régulation de la politique agricole commune, à l’image de la suppression des quotas laitiers et sucriers, qui exacerbe la concurrence entre agriculteurs et vise à baisser le prix des matières premières agricoles. Le traité transatlantique entre les États-Unis et l’Union européenne et les divers accords de libre-échange vont encore accélérer cette mise en concurrence. Ces stratégies bénéficient à l’agrobusiness, aux groupes de l’agroalimentaire et de la distribution, avec pour conséquence la disparition de nombre d’agriculteurs et d’emplois salariés en agriculture et dans nos industries. De plus, est ainsi visée à travers le monde une baisse du « coût du travail » et donc des rémunérations des salariés et petits et moyens paysans.

Les solutions ne sont pas dans une fuite en avant « au nom de la compétitivité », trop facilement relayée par des organisations paysannes. Les plans dits « d’urgence » se succèdent année après année sans régler aucun des problèmes parce qu’ils sont avant tout des plans de sabordage de l’emploi et, à moyen terme, de toute notre agriculture nationale. Sans politique nationale, sans maîtrise publique des filières de production, sans souveraineté alimentaire affirmée, sans réponse aux besoins populaires, sans prise en compte des exigences sociales, tournant le dos aux stratégies de domination capitaliste et d’abandon national, les crises se perpétueront et les révoltes désespérées alimenteront les unes des médias. Pour reprendre l’expression d’Eric Hobsbawm, il faut rompre avec « l’âge du capital ».

L’accès à une alimentation saine et diverse est un élément essentiel de la santé publique. L’alimentation doit donc être considérée comme un bien public. Enjeu stratégique pour l’avenir de notre pays et pour notre souveraineté alimentaire, la nation doit reconquérir la maîtrise publique de son agriculture et de son alimentation pour répondre aux besoins alimentaires en quantité et en qualité. Cette maîtrise publique nationale passe par des outils de régulation mettant au cœur une juste rémunération des producteurs, la réappropriation sociale et collective des moyens de production garantissant le développement de l’emploi et des filières. Pour y répondre, le carcan de la gestion capitaliste doit sauter et les revendications sociales des salariés être satis- faites. Ainsi des coopérations européennes et interna-tionales mutuellement avantageuses seront réellement possibles.

Les salariés de l’agriculture et des industries agroalimentaires ont toute leur place dans la conception de la politique agricole et alimentaire nationale et l’avenir du secteur. Des convergences existent entre salariés et petits et moyens agriculteurs pour répondre à leurs exigences sociales et aux missions de l’agriculture : nourrir la population en imposant un type de développement agricole sauvegardant l’environnement et les ressources naturelles pour des produits de qualité.

 

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Voir aussi à ce sujet : 

Crise agricole : question au Ministre de l’Agriculture

Proposition de loi visant à garantir les prix d’achat aux agriculteurs

 

 

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