Une réforme qui tourne le dos à la conception française de la fonction publique

Publié le par André Chassaigne

De quoi est-il question aujourd’hui ? Il est d’abord question du peuple, du peuple dans son quotidien ; car les services publics sont, avant toute autre considération, une composante essentielle de la vie dans la société moderne, une société dans laquelle tout citoyen doit avoir les moyens de base pour s’inscrire dans des relations d’interdépendance avec les autres. C’est ce qui lui permet de disposer des conditions sociales de son indépendance, et par là même de sa dignité. C’est ce que Léon Bourgeois, sous la IIIe République, appelait la « société de semblables ».

Celle-ci ne peut résulter de l’addition des intérêts particuliers, non plus que de leur mise en concurrence : toutes deux conduisent inévitablement au rejet de l’autre et à l’exacerbation des conflits. Cette « société de semblables » nécessite au contraire le développement de systèmes de solidarité, l’accès effectif aux droits, la prise en charge de l’intérêt général et de biens communs, qui ne s’inscrivent pas dans les règles du marché et de la concurrence ; elle requiert des systèmes qui, comme le chantait Alain Leprest, échappent au « fric, [au] tout-fric, [à] la joncaille, [aux] talbins ».

C’est précisément ce que sont les services publics. Et l’on peut constater qu’à peu près partout dans le monde il existe de tels systèmes, certes plus ou moins développés et structurés : des systèmes qui, en tout cas, répondent à ces critères et à ces finalités.

Les services publics sont aussi un bouclier contre les crises par leur rôle d’amortisseur social, rôle renforcé par notre système de protection sociale. C’est ainsi qu’en 2008, ils ont permis de soutenir l’emploi public et de limiter l’explosion des inégalités en assurant des formes de redistribution à travers les services rendus, dans les domaines de l’éducation, de la santé ou des transports. Ce faisant, chacun le reconnaît, ils ont limité les conséquences de la crise dans notre pays.

Contrairement à ce que psalmodient les thuriféraires du libéralisme, non seulement les services publics ne sont pas une vieillerie dépassée, mais ils conditionnent, plus que jamais, l’avenir de la société moderne, où le besoin qu’on en a ne fera que croître. La mondialisation fait en effet émerger la conscience qu’il existe des biens communs, elle fait grandir l’exigence d’orienter un certain nombre d’activités en fonction d’un intérêt général. La crise économique, sociale, environnementale que nous connaissons montre l’impasse du tout libéral et met en lumière la nécessité de régulation et le besoin de prise en charge démocratique des biens communs.

De quoi est-il question aujourd’hui ? Il est aussi question de l’avenir d’un salarié sur cinq, de 5,5 millions de fonctionnaires, personnels des organismes publics recrutés sur la base du droit public, dont 1,3 million de contractuels, soit un agent sur cinq. Ces fonctionnaires sont répartis dans les trois versants de la fonction publique : 2,4 millions dans la fonction publique d’État, 1,9 million dans la fonction publique territoriale et 1,2 million dans la fonction publique hospitalière. Il n’est donc pas étonnant que chacun ait autour de soi un parent, un ami, une relation qui est agent de la fonction publique.

Pour autant, la France n’est pas « suradministrée ». Elle se situe simplement dans la moyenne des pays développés, comme l’a démontré une récente étude de France Stratégie : on y compte 89 agents publics pour 1 000 habitants, bien loin derrière les pays scandinaves, derrière le Canada et juste devant le Royaume-Uni. En réalité, ce n’est pas l’ampleur des effectifs qui distingue la France des autres pays, mais le fait que les agents y sont protégés par la loi, dans le cadre d’un statut qui garantit une administration neutre et intègre.

Quant à l’attachement des Français à leurs services publics et à la fonction publique, il reste fort, malgré le discours de tous ceux qui ne cessent de proclamer la mort prochaine du modèle social français, malgré les poncifs récurrents sur l’archaïsme qui caractériserait la fonction publique et les prétendus privilèges dont seraient dotés les fonctionnaires, malgré les comparaisons internationales simplificatrices à propos du nombre de ces derniers – malgré, dirai-je aussi, reprenant les mots de Jean Jaurès, « les applaudissements imbéciles et les huées fanatiques » de celles et ceux qui subissent, comme ici même, « la loi du mensonge triomphant ».

De quoi est-il question aujourd’hui ? Il est avant tout question de l’intérêt général, au cœur de la notion de service public. La prise en considération de l’intérêt général est très ancienne dans notre histoire. « La plus honorable vacation est de servir au public et être utile à beaucoup », écrivait déjà Montaigne. Sous l’Ancien Régime, c’était le bien commun que le roi avait la charge de défendre pour son peuple. Vient ensuite l’utilité commune, évoquée dès l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Quant à l’article 17, il évoque une notion voisine, celle de « nécessité publique ».

C’est l’intérêt général qui permet de fonder en droit les relations entre l’État et la société, plus particulièrement la fonction publique française, aboutissement d’un processus pluriséculaire. On a considéré à l’origine qu’il y avait service public lorsqu’il y avait mission d’intérêt général – lequel est défini par le débat politique démocratique, donc par la loi –, mise en œuvre par une personne morale de droit public. Le service public devait être couvert par l’impôt et non par les prix, et disposer de prérogatives tenant à sa fonction éminente. Certes, l’interpénétration entre public et privé, notamment par la régie et la concession, s’est accompagnée d’une extension du champ du service public et de son hétérogénéité croissante. De plus, en retenant la notion de service économique d’intérêt général – SIEG –, l’Union européenne a exacerbé les contradictions, soulignant l’exception française du service public. C’est dans ce cadre général qu’il convient de situer la défense de la fonction publique et de ses statuts.

De quoi est-il question aujourd’hui ? Il est surtout question du statut général des fonctionnaires. Après que la Révolution française a supprimé les privilèges et la vénalité des charges, l’idée d’un statut des fonctionnaires ne s’est pas imposée d’emblée. À la fin du XIXe siècle, les fonctionnaires étaient régis par des règles disparates. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les projets de statut visaient essentiellement à traduire par des règles strictes le principe hiérarchique d’obéissance des fonctionnaires. Cependant, des droits importants ont été conquis au fil du temps.

La loi du 19 octobre 1946 relative au statut général des fonctionnaires peut être regardée comme l’un des grands textes démocratiques et progressistes du lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Son élaboration, due à l’initiative du général de Gaulle, sera essentiellement le résultat d’un travail réalisé sous l’impulsion de Maurice Thorez, alors ministre d’État chargé de la fonction publique.

Puis ce fut, en 1982 et 1983, l’extension considérable du champ statutaire, voulue par un autre communiste : le ministre de la fonction publique et des réformes administratives Anicet Le Pors. Cette nouvelle avancée était fondée sur les principes républicains définissant la conception française de la fonction publique. Grâce à ses « trois versants », celle-ci respectait les spécificités à la fois juridiques et professionnelles des différentes catégories concernées, qui font la richesse de nos services publics. Entraînant une plus grande hétérogénéité de l’ensemble des agents concernés, la réforme a assuré l’unité de la fonction publique en la fondant sur trois principes.

D’abord, le principe d’égalité, par référence à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, lequel dispose que tous les citoyens peuvent accéder aux emplois publics sur la base de l’appréciation de leurs « vertus » et de leurs « talents », c’est-à-dire de leur « capacité » – j’insiste sur ces mots. Il en a été tiré la règle selon laquelle c’est par la voie du concours que l’on entre dans la fonction publique, l’esprit du concours devant rester présent au fil de la carrière et être mis en œuvre selon des modalités appropriées au fil de celle-ci.

Ensuite, le principe d’indépendance du fonctionnaire vis-à-vis du pouvoir politique comme de l’arbitraire administratif. Cette indépendance est garantie par le système dit de la carrière, dans lequel le grade est propriété du fonctionnaire, et séparé de l’emploi qui est, lui, à la disposition de l’administration.

Enfin, le principe de responsabilité, qui confère au fonctionnaire la plénitude des droits des citoyens. Sa source réside dans l’article 15 de la Déclaration des droits de 1789, lequel indique que chaque agent public doit rendre compte à son administration. Cette conception du fonctionnaire-citoyen est opposée à celle du fonctionnaire-sujet suivant laquelle « le fonctionnaire est un homme de silence, il sert, il travaille et il se tait ».

C’est donc sur ces trois principes qu’a été construite la fonction publique à trois versants, à la fois ensemble unifié et dispositif respectueux des différences. Depuis, le système achevé entre 1983 et 1986 a résisté face aux multiples attaques dont il a été l’objet – on compte 225 modifications législatives en trente ans, pour la plupart des tentatives de détricotage.

De quoi est-il question aujourd’hui ? Il est question d’un projet de réforme, véritable contre-révolution, qui contrevient aux grands principes de notre fonction publique.

Le contrat est opposé au statut. Or, si le fonctionnaire occupe une position statutaire et non contractuelle, c’est précisément parce qu’il est au service de l’intérêt général défini par la loi et le règlement. En étendant le recrutement d’agents publics par contrat, cette réforme contrevient au recrutement par voie de concours et, par là, au principe d’égalité.

Le métier est opposé à la fonction. La notion de métier n’est pas neutre selon que les activités auxquelles elle s’applique sont régies par le marché ou relèvent d’une fonction publique. Dans l’économie de marché, le métier est la donnée de base des activités de production de biens et de services. Mais l’objectif de votre « transformation » de la fonction publique, monsieur le secrétaire d’État, est l’éclatement des fonctions en composantes parcellaires et instables afin de les confier à des contractuels exerçant des missions déterminées, ce qui vise à substituer une fonction publique d’emploi, soumise à une idéologie managériale, à une fonction publique de carrière échappant à l’arbitraire et au clientélisme. Cette mutation est contraire au principe d’indépendance.

L’individualisation de la performance est opposée à la recherche de l’efficacité sociale. Personne n’a jamais contesté que le mérite, notion éminemment républicaine, est à prendre en considération pour évaluer les fonctionnaires.

Mais, dans la doxa libérale, l’évocation du mérite vise davantage à culpabiliser ces derniers qu’à rendre plus efficace leur action sur le terrain. Elle recouvre en réalité une remise en cause des caractéristiques de la conception française de la fonction publique : l’organisation fonctionnelle en corps, la notion de travail collectif, la solidarité des travailleurs des fonctions publiques. À l’opposé de ces traits, le pilotage par objectifs voulu par votre projet, la mise en concurrence des agents et la rémunération « au mérite » sont un leurre porteur de grands dangers et très éloigné de garantir l’efficacité. Les exemples ne manquent pas.

De quoi est-il surtout question aujourd’hui ? Ou plutôt : de quoi cette réforme est-elle le nom ? C’est le « grand soir statutaire » voulu par le Président de la République, un grand soir qui a pour objectif inavoué de parachever la réforme du code du travail entreprise par le gouvernement de Manuel Valls et imposant comme référence sociale majeure le contrat individuel de droit privé, négocié de gré à gré au plus bas de la hiérarchie des normes. Il restait à en généraliser l’application, dans le public comme dans le privé. C’est ce que met en œuvre le présent projet de loi, sous la forme de ce grand soir habillé d’un pragmatisme que je qualifierai de destructeur.

Car la question n’est pas de savoir s’il faut évoluer ou non, mais bien de considérer si la conception française de la fonction publique est une création continue, au service de la démocratie et de l’efficacité sociale, et qu’il convient, plutôt que de la détruire, d’adapter en permanence aux besoins de la population, à l’évolution des techniques et à notre ouverture sur le monde.

Car l’indispensable adaptation ne signifie pas la casse du statut général des fonctionnaires, atout majeur pour le progrès social, pour l’efficacité économique et pour la démocratie politique dans l’ensemble de la société.

Adossée à une propriété publique étendue et financée par l’impôt, la fonction publique protège les activités qu’elle sépare de la marchandisation. Au service de l’intérêt général, elle contribue à la formation de la citoyenneté, par l’affirmation du principe d’égalité en son sein comme au service de la population et par l’exigence de responsabilité à tous les niveaux. Par là même, elle est une composante essentielle du pacte républicain ; elle est aussi la marque d’une civilisation.

Monsieur le secrétaire d’État, chers collègues, ce « grand soir statutaire » tourne le dos à la conception française de la fonction publique. Contre-productif, il ne permettra pas la rationalisation et l’amélioration d’une action publique orientée vers l’intérêt général. Il est également contraire à la morale républicaine qui donne la primauté à l’intérêt général sur les intérêts particuliers et qui affirme le principe d’égalité et l’éthique d’une citoyenneté responsable.

D’ailleurs, le grand débat n’en a pas fait une priorité, tout simplement parce que la population française est attachée au service public et qu’elle estime les fonctionnaires. Quant aux organisations syndicales, elles s’opposent toutes au projet, quelle que soit leur sensibilité.

Ce « grand soir statutaire » est une faute grave, une faute historique. Il doit être récusé.

 

Intervention prononcée le 13 mai 2019 à l'Assemblée nationale

 

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